mardi 25 décembre 2007

ERNST BLOCH ET L’UTOPIE CONCRETE : OUVERTURE DU CHAMP DES POSSIBLES DANS LE PRINCIPE ESPERANCE :

ERNST BLOCH ET L’UTOPIE CONCRETE : OUVERTURE DU CHAMP DES POSSIBLES DANS LE PRINCIPE ESPERANCE :

Le Principe Espérance est le livre le plus important d’Ernst Bloch et sans doute une des œuvres majeures de la pensée émancipatrice du XXème siècle. Monumentale (plus de 1600 pages), elle a occupé l’auteur pendant une bonne partie de sa vie : écrite pendant son exil aux Etats-Unis, de 1938 à 1947, elle sera revue une première fois en 1953 et une deuxième en 1959. Le Principe Espérance revient sur le concept d’utopie concrète où les potentialités individuelles aboutissent à l’actualisation, non dans la transcendance d’un ciel inaccessible, mais par le progrès de l’Histoire. Cette œuvre est une reconstruction systématique de la fonction utopique dans l’histoire religieuse, sociale, culturelle et politique de l’Occident.

Ernst Bloch est un auteur réaliste. Etre un auteur réaliste et rétablir l’utopie comme catégorie fondamentale de ce siècle n’est pas contradictoire. Il s’agit d’installer le rêve d’une chose dans la nature et dans l’histoire et non plus dans un Ailleurs insulaire et marginal. Pour Goethe, « L’Art prolonge la nature sans pour autant en sortir. » On peut détourner la citation et faire dire à Ernst Bloch que selon lui « L’utopie prolonge le monde sans pour autant en sortir ». En effet, le but d’Ernst Bloch est de réconcilier l’utopie avec les bases d’un matérialisme historique. Son pari fondamental est le suivant : « la philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l’espérance, ou elle n’aura pas de savoir du tout. »[1] La philosophie d’Ernst Bloch porte essentiellement sur l’avenir. Pourtant, elle ne dit rien sur le futur car la philosophie de l’espérance est avant tout une théorie du « Non-encore-être » (noch-nich-seins).

1) Une ontologie du « Non-encore-être » (Noch-nicht-seins) :

Le Principe Espérance est essentiellement porté sur la catégorie du « ne-pas-encore » ou « non-encore-être » (noch-nicht-seins). De quoi s’agit-il ? Quel rapport avec l’utopie ?

Bloch présuppose que l’être des hommes est inachevé et que cet inachèvement appelle la recherche d’autres modulations de l’être : l’homme tel qu’il peut et tel qu’il doit être n’a pas encore existé jusqu’à à présent et il doit seulement advenir[2]. L’homme est tendu vers l’avant. Il ne peut avoir de repos dans un immobilisme satisfait ou inquiet. Il a l’espoir chevillé au corps que la recherche d’un monde meilleur n’a jamais lieu en vain, qu’elle a toujours des prolongements et quelque chose d’irrépressible.

Cette philosophie du « non-encore-être » se découvre avec le « non-encore-conscient »

Bloch distingue le rêve nocturne du rêve éveillé. Le rêve nocturne évolue dans l’oublié, le refoulé. Le rêve éveillé, quant à lui, se meut dans ce qui n’a encore jamais été expérience présente. Le rêve éveillé met ainsi en lumière un « non-encore-conscient » qui révèle la naissance psychique du nouveau. Certes, le « non-encore-conscient » du rêve éveillé ne fait qu’émerger du futur, mais parfois, il naît objectivement dans le monde : « ainsi dans toutes les situations productives grosses de ce qui n’a encore jamais été là. »[3] Il s’agit d’un rêve vers l’avant : « ce que le sujet flaire ici, ce n’est plus un relent de cave mais l’air frais du matin. »

L’utopie s’engendre dans le réel et doit composer avec lui. Autrement dit, le réel laisse une place au désir utopique. Cette place, c’est la case pleine des possibilités que le réel laisse à disposition de l’imaginaire, c’est la case de contingence qui empêche le réel de s’enfermer dans la fixité dure de la nécessité. C’est la case du « peut-être » ou du « pourquoi pas » qui propose une marge de manœuvre à la réalité pleine qui l’entoure. L’espace investi par l’imagination utopique correspond dès lors à la case nécessairement vide du jeu de Taquin, celle par laquelle une multitude de combinaison reste possible, celle qui permet l’alternative, la mobilité, la liberté de mouvement. C’est en cela que réside une philosophie du « non-encore-être », celle qui pense les conditions de possibilités d’un autrement contenu en latence dans le monde et qui peut s’actualiser grâce à la tendance des hommes à vouloir le mieux.

Tendance et latence dans le monde. Pour Bloch, il est possible de déceler une tendance-latence des qualités de réalisation utopiques du monde. Cette idée de latence et de tendance est une conception dominante de la religion juive, de la possibilité permanente de l’avènement de l’évènement utopique, de l’attente messianique de l’utopie.

Le monde est donc constitué de tendances et de latences. Il tend à s’orienter d’une certaine manière, à prendre telle ou telle direction à tel moment donné de l’Histoire. Dire que le monde contient des éléments latents signifie qu’un ensemble de possibles inexplorés existent intrinsèquement au monde. Ces possibles sont latents car contenus en puissance dans le ferment utopique du monde. Ce ferment utopique du monde, c’est le Non-encore-être dans ses diverses manifestations : le Non-encore-conscient de l’être humain, le Non-encore-devenu de l’histoire ou le Non-encore-manifesté dans le monde. Ils sont en attente de l’entéléchie qui permettra leur pleine actualisation. Cette entéléchie ne peut être produite qu’à l’issue de l’assouvissement des tendances devant aboutir à une amélioration du réel. En effet, le monde est gros de ce qui n’a pas encore été réalisé[4]. Pourtant, l’humanité est toujours inquiète et ne peut se satisfaire du sort qui lui est fait. Ces tendances et latences sont ce que Bloch appelle « la flèche rouge » qui parcourt l’Histoire et la culture vers l’horizon jamais clos de l’avenir.

A l’instar de Hegel, Bloch propose une approche dialectique des trois temporalités de l’homme : un passé qui illumine le présent et qui nous dirige vers un futur meilleur car les hommes sont animés par les « rêves d’une vie meilleure » et par le désir utopique de les satisfaire. Ils sont de plus dotés d’une « conscience anticipante » qui leur permet de percevoir d’une part le potentiel encore non réalisé du passé (le latent) et, d’autre part, la tendance inhérente au présent. Enfin, cette conscience anticipante permet aux hommes de discerner les « espoirs-souhaits » susceptibles de se réaliser dans le futur. Les rêves éveillés mettent en lumière un « non-encore-conscient » qui correspond à la naissance psychique du Nouveau. Le monde apparaît dès lors comme un ensemble fait de processus et de rapports dynamiques dans lequel le Devenu n’a pas encore remporté sa victoire finale. Ainsi, il s’agit d’une conscience tournée vers plus d’être, ou plus exactement, vers ce qui demande à être parce que la possibilité en est inscrite dans l’humain et le rapport entre les hommes. La philosophie de Ernst Bloch est donc résolument une philosophie de l’espérance et de l’avenir. Rien n’est clos. Une possibilité est toujours ouverte dans un « rêve en avant ». Pour Bloch, l’espoir et la vision d’un monde meilleur sont à la base de toute vie psychique, de toute conscience, de toute religion et de toute œuvre culturelle.

Tendance et latence désignent donc ce qui n’est pas encore là, c'est-à-dire un « non-encore-devenu » qui au départ n’est qu’un « pas-encore-conscient ». Ce « pas-encore-conscient » indique la voie du développement social que révèlent les potentialités réelles permettant une libération de l’homme. Bloch présente cette libération en des termes issus d’un matérialisme historique qui introduit la nécessité de la chute des classes déjà dévoilée par Marx.

Mais les tendances historiques se doublent de tendances psychologiques. Ces tendances psychologiques sont le fruit d’affects d’attente tels que la crainte, l’angoisse, l’effroi, le désespoir, l’espoir, la confiance en l’avenir où l’intention dépasse le présent. Sur ce point, Bloch s’oppose à Freud en ramenant les tendances psychologiques au corps et besoins humains et en tout premier lieu à la faim plutôt qu’à l’instinct et l’inconscient freudien. Pour Bloch, l’homme est une sorte de « vaste complexe de conduites » principalement caractérisées par le manque, le souhait, le désir et l’espoir d’une vie meilleure. Bloch n’admet pas que les concepts freudiens de castration, répression ou d’économie des instincts soient les caractéristiques fondamentales de l’homme. En fait, Bloch reproche à Freud d’avoir abouti à un point de vue mécaniste de la nature humaine. Pour lui, le développement de nouvelles conduites et d’impulsions signale la possibilité et la tendance d’un changement et d’une transformation. Ce changement ou cette transformation sont rendus possibles par le foisonnement d’ « énergies utopiques », c'est-à-dire, ce qui fait les individus se maintenir dans l’attente active d’un monde meilleur et ce qui les fait tenter de se transformer eux-mêmes et d’améliorer le monde dans lequel ils vivent. Ces énergies utopiques correspondent donc à des forces latentes. On les retrouve dans les arts, la littérature ou toute production culturelle quelle qu’elle soit (mode, loisir, sport etc.). Elles constituent un surplus utopique car elles débordent la réalité en se projetant vers l’avant. Ces forces utopiques permettent donc de résister à la fixité de l’ordre établi, elles empêchent la clôture de tout système culminant en une Idée et résistent aux idéologies. Ces forces latentes maintiennent le monde en mouvement. Elles rendent possible de projeter des buts à long terme et permettent l’exercice d’une politique qui apporte des alternatives au statu quo, alternatives orientées par la vision de l’horizon infini de l’avenir.

D’une certaine façon, c’est une bataille révolutionnaire que Bloch entend mener. C’est une bataille contre l’esprit du temps, pour la création d’un autre esprit : celui de l’utopie. C’est pourquoi il ne s’agit pas pour lui de se lancer dans la mise au point de sociétés parfaites : il s’agit au contraire de faire jouer ce qui est occulté, enfoui, latent (les aspirations à une autre vie).

Les fonctions anticipatrices de l’être humain. La « conscience anticipante ». Il faut le souligner, n’importe quelle projection vers un avenir différent, n’importe quelle image du futur ne peuvent êtres retenues et prises pour guide. Il faut construire une « conscience anticipante »[5]. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, cette conscience anticipante est conscience du non-encore advenu, le pressentiment du monde nouveau à venir. Elle se veut espérance en connaissance de causes (docta spes[6]) et refus raisonné de l’exploitation et de la domination en tant qu’elles produisent une véritable congélation du genre humain ainsi qu’une négation de ses virtualités. Répudiant tout quiétisme, cette conscience anticipante est tension vers ce qui n’est pas encore conscient, tension vers les questions qui ne sont pas encore données. Face à une conscience habituelle qui n’est faite que de représentations immédiates et de réminiscences, la conscience anticipante se met en mouvement pour penser le monde comme processus. C’est une conscience créatrice : du Donné défaillant, elle extirpe la matière constitutive du Novum. L’enjeu est la découverte de l’avenir dans les aspirations du passé sous forme de promesse non accomplie : « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles-mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans l’avenir. »[7] Ainsi, comme le remarque Michael Lowy[8], « il ne s’agit donc pas de sombrer dans une rêveuse et mélancolique contemplation du passé, mais de faire de celui-ci une source vivante pour l’action révolutionnaire, pour une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie. »

La conscience anticipante éclaire le contenu de l’espérance en tant qu’acte. Elle permet au désir utopique de se développer et la fonction utopique de s’orienter vers l’avant. Conscience du devenir, et donc conscience de ce qui n’est pas encore, la conscience anticipante n’est pas conscience du non-être : elle est conscience de l’être en possibilité, conscience d’un processus où le non-être n’est pas encore apparu mais se manifeste en germe dans tous les surplus utopiques qui émanent constamment de toute production humaine et de tout désir humain. Conscience et réflexion sur le rêve, la conscience anticipante déborde le réel en se projetant vers l’avenir. « Ce qui s’y dessine sort du cadre, c’est l’esquisse d’une image de plus grande envergure, fruit du souhait et de la réflexion. Et si la réflexion sur ce rêve a souvent fait fausse route, elle ne se prête plus aussi facilement à la duperie. Pas plus qu’elle ne se laisse payer de belles paroles : sa volonté vise à quelque chose de plus et tout ce qu’elle atteint à ce goût de Plus. Si bien qu’elle cherche à dépasser non seulement sa condition propre mais aussi les conditions déplorables de l’existence en général. »[9] Conscience radicale de la possibilité du changement et de la révolution, on le voit, la conscience anticipante est subversive car sans être conscience d’un au-delà du monde, elle est conscience d’un au-delà du Donné défectueux de ce monde.

L’originalité de la conscience anticipante est qu’elle déploie l’éventail des possibilités du monde sans pour autant en privilégier une qu’elle ferait culminer dans un système. Autrement dit, si elle ne révèle pas ce qui peut être sa tâche est de découvrir que ce qui est peut être autrement. Elle mise sur l’avenir pour parer aux manques du passé sans pour autant faire du futur une panacée ou un Age d’or. Elle ne verrouille pas l’avenir dans une réduction de la somme des possibles. Elle n’échafaude pas de plans, ne donne pas de « recettes » toutes faites pour concocter la plus parfaite des républiques. Elle se tourne vers l’avenir sans rien dire du futur et par-là s’inscrit comme refus de la futurologie. Avec la conscience anticipante, l’utopie se dépouille de ses contenus et de ses clôtures pour se faire fonction utopique, c'est-à-dire processus historique devant conduire non pas à la perfection mais à quelque chose de meilleur. Ainsi, ce processus de l’histoire qu’anime le désir du non-encore-être, implique que rien dans le monde n’est donné comme résultat. Car du Donné surgit en négatif la réalité d’un manque et ce manque s’inscrit au cœur même du désir qu’il met en mouvement vers son accomplissement. De cette manière, toute fin de l’histoire est laissée en suspens, soumise à l’intervention pratique révolutionnaire des hommes. Mais pour Ernst Bloch, les hommes sont condamnés à vivre dans un état de perpétuelle insatisfaction, ce qui rend impossible tout discours sur l’essence du futur. Cette perpétuelle insatisfaction vient du fait que les hommes naissent démunis : « Je vibre. Très tôt déjà, on cherche. On est tout avide, on crie. On n’a pas ce qu’on veut. »[10] Le désir se creuse et nous souhaitons toujours plus. Mais ce « plus » que nous recherchons est insaisissable. On cherche à le mettre à nu mais « il nous glisse entre les doigts » et personne ne l’a jamais reçu ou n’a été capable de le nommer. Ce désir est nôtre mais son objet n’est pas encore-là : ainsi le désir anticipe sur ce qui est pour nous donner conscience de ce qui n’est pas encore là. Ainsi, tout discours sur le futur ne pourrait être que discours sur du non-être, c'est-à-dire anticipation approximative, conjectures. L’impossible science du futur s’évapore au regard de l’horizon indépassé et indépassable mais, en même temps, toujours neuf du futur et de l’espérance.

2) Une approche dialectique de la relation théorie-praxis : la docta spes

Bloch est un penseur de l’utopie concrète. Or, penser l’utopie concrète suppose la réunion de deux modalités différentes et a priori antinomiques : la théorie et la praxis. Un rapport dialectique doit opérer entre théorie et praxis pour que puisse s’en extraire une utopie concrète, c'est-à-dire un désir utopique capable de puiser dans le monde réel son ferment et les conditions de sa réalisation. Pour Bloch, en effet, l’utopie doit se penser comme le point de jonction entre les rêves éveillés et les exigences de la vie réelle telles qu’elles se présentent dans le monde objectif. Mais l’utopie n’est pas un rejet abstrait de l’état de chose existant, elle doit au contraire se construire sur une compréhension du passé et du présent. Il la pense sous les conditions de l’espérance et l’espérance est un principe dynamique et dialectique : orientée par nature vers le futur selon un affect d’attente (c'est-à-dire attente du non-advenu, attente du pain qui viendra calmer la faim, attente de la réalisation qui viendra combler le manque) elle prolonge le présent vers l’avenir en confrontant les exigences du rêve aux conditions d’une réalité qu’elle entend dépasser et transformer.

Dans le Principe Espérance, nous l’avons vu, la réalité ne consiste pas seulement en ce qui estpourra être ou sur le point d’advenir. La réalité est donc un ensemble d’être et de pas-encore-être, de tendances et de latences devant conduire à la transformation du monde et au dépassement d’un état de fait existant. La praxis utopique ne saurait dès lors faire l’économie de la théorie, mais pour se faire « concrète » l’utopie doit s’ancrer dans les possibilités du monde réel. Ainsi, une approche dialectique entre théorie et praxis est nécessaire pour penser l’utopie et l’espérance qui désire se projeter dans des lendemains qui chantent doit être espérance en connaissance de causes. Ce type d’espérance se projette dans le futur car celui-ci est le royaume de tous les possibles, mais c’est une espérance instruite sur la réalisabilité de son rêve, l’espérance nourrie d’un rêve que l’on fait les yeux grand ouverts. Cette espérance réaliste, Bloch la nomme docta spes (espérance en connaissance de cause ou « educated hope » mais inclut aussi ce qui pour Abensour). Elle est ainsi définie : « Aussi bien la prudence critique, qui détermine le rythme de la marche, que l'attente fondée, qui garantit un optimisme militant en considération du but, sont déterminées par l'intelligence du corrélatif de la possibilité »[11]. Ainsi conçue, l’utopie dénaturalise l’ordre des choses. Par la docta spes, elle est un non-encore-être dont on est en droit d’espérer la venue. C’est en suivant cette voie que Bloch cherche dans le passé les traces de projets d’émancipation réprimés afin de réactiver leurs charges utopiques révolutionnaires. De même, il fouille le présent à la recherche d’indices d’éveil de la conscience à la possibilité d’un autre avenir.

La docta spes apparaît donc comme l’expression d’un mouvement ou d’un processus de pensée qui conduit de l’abstrait au concret[12], de la chimère à l’authentiquement possible, de la théorie à la praxis mais aussi des manifestations fragmentaires de l’utopie à un véritable « holisme socialiste ». On peut dire que la docta spes est le concept qui réunit et dépasse ceux de théorie et praxis. Mais au final, la docta spes demeure cette espérance en connaissance de causes qui éduque les désirs dans la voie de la réalisation. C’est une espérance active et critique qui renseigne l’utopie sur ses fondements et sur sa propre réalisation.

Clef de voûte du Principe Espérance, la docta spes dévoile et oriente l’utopie sur deux niveaux : d’une part, elle voit se dessiner l’avenir dans les aspirations du passé et d’autre part, elle fait du passé la source de toute action révolutionnaire. Au final, elle demeure une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie. Pour Arno Munster[13], la docta spes est le « fruit d’une conscience anticipatrice subversive par nature si bien que le philosophe discerne dans l’utopie les racines métaphysiques de toute espérance révolutionnaire. »

La découverte de l’avenir dans les aspirations du passé. « Je suis. Mais je ne me possède pas. Du même coup, nous ne savons nullement ce que nous sommes : tout est encore trop plein de ce quelque chose qui nous manque. » Ainsi pour Bloch, le monde est gros de ce qui n’a pas encore été. Ce constat d’une présence et d’une absence se place au cœur de la philosophie de Bloch. D’une certaine manière, le non-réalisé creuse le désir qu’a le monde de le compenser. Or la compensation des manques du passé ne pourra se faire que dans le futur et ce qui a manqué éclaire la nature des désirs futurs. Le désir non assouvi ne disparaît pas : celui qui avait faim continuera d’avoir faim s’il ne mange pas. Tout désir est projection dans le futur car tout désir se fait trace et preuve d’un donné défectueux incapable de combler simultanément l’ensemble des besoins et désirs de l’homme et par là incapable d’assouvir l’ensemble complexe de ses tendances.

Comme nous l’avons expliqué plus haut, Bloch propose une approche dialectique des trois temporalités de l’homme : un passé illumine le présent et nous dirige vers un futur meilleur au sein duquel pourra se déployer avec plus de verve et de splendeur le royaume de la liberté auquel aspirent naturellement tous les hommes. Ce rêve d’une vie meilleure traverse l’Histoire et il est ce que Bloch nomme « la flèche rouge », c'est-à-dire cette volonté utopique qui guide tous les mouvements de libération dans l’histoire de l’humanité.

Ce qui intéresse Bloch dans ses considérations sur le passé, c’est qu’il contient des fragments utopiques, des traces, qui témoignent de l’inaliénable tendance des hommes à vouloir amélioreren fin de compte n’est pas nécessairement possible à tel moment donné. Il faut ainsi distinguer un « étant-d’après-la-possibilité » d’un « étant-en-possibilité » qui se confronte à l’examen du mode de la possibilité objective-réelle. C’est ainsi que tout n’est pas possible ou exécutable à tout moment. Or le passé conserve les traces de cette lutte au prise avec le Donné, de cette fin recherchée vers laquelle tendent les hommes et qui se confond avec la perfection. le quotidien et à se projeter au-delà du déjà-là de l’ordre existant. L’homme mène une lutte contre son insatisfaction et l’aliénation. A chaque période de l’Histoire, il cherche à se reconquérir lui-même sans pour autant y parvenir car l’horizon sur lequel il place son désir se situe bien au-delà des limites de son époque. Le propre du désir est de dépasser son temps car dans chaque affect d’attente une intention dépasse le présent, mais ce qui est possible

Ainsi le présent est fonction d’un héritage culturel où s’enchevêtrent pêle-mêle les rêves irréalisés, les possibilités perdues et les espoirs avortés de l’humanité. Ces traces d’utopies correspondent aux plus anciens rêves des hommes et se dissimulent dans toutes les œuvres culturelles et grands bouleversements produits par l’Histoire. Il apparaît donc que la « superstructure » culturelle que le passé donne au présent en héritage ne peut être uniquement réduit à un simple appareil idéologique car elle contient en elle le substrat utopique qui se fait témoignage des irrépressibles besoins et désirs du genre humain.

Rêves avortés, espoirs étouffés, luttes, possibilités perdues : le passé regorge de ces éléments préconscients que Bloch qualifie de « Pas-encore-conscient ». Or, c’est ce pas encore conscient qui ouvre la voie au futur et qui indique la voie du développement social où se révèleront les potentialités réelles qui seules pourront permettre la libération de l’Homme.

Ainsi, se tourner vers l’horizon de l’avenir implique de voyager à travers le passé pour y rechercher les images de désirs et d’espoir disséminés dans les artefacts culturels et sociaux. L’enjeu de cette dialectique entre le passé et l’avenir est bel est bien la découverte de l’avenir dans les aspirations du passé sous forme de promesse non accomplie : « Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles-mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans l’avenir »[14] Le passé se conçoit dès lors comme source vivante de l’action révolutionnaire et d’une praxis orientée vers l’accomplissement de l’utopie.

Le passé comme source vivante de l’action révolutionnaire. Le passé n’est pas mort car le passé est inachevé. Dans la tendance vers le Tout, aucun « Etre-devenu » ne représente encore un « Etre réussi » ou accompli. Cet inachèvement, il le prolonge dans le présent sous la forme de désirs non assouvis, de manques non comblés et d’aspirations encore insatisfaites. L’être humain aussi est inachevé. D’où sa tension vers l’avenir, le changement et la quête d’un monde meilleur. Le pré-conscient encore obscur du passé se trouve ainsi dépassé par une « impulsion vitale » avide et affamée d’avenir qui prend les traits de la faim. Des frustrations du passé naît la volonté implacable du changement. En elle s’élabore le projet utopique du changement radical, de la transformation brusque et totale ou autrement dit, de la révolution. Le passé contient les traces de projets d’émancipation réprimés qui imprègnent le présent de leur charge révolutionnaire. Il fournit la matière à un étant qui se définit comme « mode de possibilités en-avant » soulignant par-là l’élément du devenir et du futur dans la dialectique sujet-objet, car, rappelons-le, Bloch veut faire renaître le marxisme en tant que « science dialectique-historique des tendances », en tant que «science de l’avenir du réel »[15] dont le « point d’appui d’Archimède » est d’attacher le savoir non seulement au passé mais essentiellement à l’ad-venant. C’est ainsi que toute action révolutionnaire prend sa source dans les aspirations du passé dans le but de dépasser un nunc voué à demeurer enfoui dans les ténèbres de l’instant. L’avenir se constitue donc selon un processus d’anticipation transformant le présent sur la base d’un passé. On peut dès lors parler d’une relation privilégiée entre le savoir historique et le futur.

Par cette science dialectique-historique, Bloch engendre la vision d’une « science nouvelle » orientée vers la perception, la découverte des potentialités de la matière et – se plaçant dans la perspective de la onzième thèse de Marx sur Feuerbach – vers la transformation du monde.[16] (c'est-à-dire sa dimension processuelle car c’est par degrés que la conscience progresse). C’est ce qu’il exprime en ces termes : « Seul l’horizon de l’avenir dans lequel s’installe le marxisme et pour lequel l’horizon du passé n’est qu’une antichambre, confère à la réalité sa dimension réelle »

En définitive, il apparaît clair que la théorie doit s’unir à la praxis puisque c’est justement cette dernière qui doit orienter vers l’accomplissement de l’utopie (c’est d’ailleurs l’avis de Marx qui considère que théorie et praxis doivent être pensées ensemble). La théorie isolée ne fait figure que de « pensée pâle et anémique ». Or la pensée ne doit pas être abstraction mais « pensée médiatisée concrète », c'est-à-dire qu’il faut découvrir la structure essentielle et médiatisée du phénomène, structure que le phénomène dérobe à la perception sensible. C’est la raison pour laquelle la pensée doit ramener à l’intuition et que la théorie pure ne peut que fournir une preuve partielle. Par « partielle », il faut entendre « exacte » ou dotée d’une « justesse interne » mais à ce stade, exactitude ou justesse ne sauraient encore signifier « vérité ». C’est pourquoi Bloch souligne à quel point il est nécessaire que le concept fournisse des méthodes d’intervention dans la réalité et que donc la théorie détermine les conditions de réalisation propres à toute praxis. Le Principe Espérance expose donc de façon systématique une philosophie nouvelle de la praxis en analysant le contenu de la transformation des figures de la conscience anticipante et celui des rêves diurnes. Cette analyse s’inscrit dans le projet d’une transformation radicale du monde qui ne pourra s’actualiser que par la possibilité et la remémoration du mot d’ordre donné par Marx dans les Onze thèses sur Feuerbach : pour le matérialisme historique, il ne suffira plus d’interpréter le monde passivement mais de le transformer.

3) Pour un « optimisme militant ». L’utopie comme force motrice de la révolution :

Une espérance active dans le Novum de l’utopie. Le Principe Espérance a le privilège de mettre en œuvre ce que Bloch appelle « un optimisme militant ». Cet optimisme militant, joint à une eschatologie messianique, fonde une métaphysique de l’espérance destinée à mettre en œuvre et à réaliser la reconstruction et la transformation du monde en un monde nouveau devenu « foyer » de l’esprit humain réalisé et où l’homme serait enfin identique à lui-même car émancipé de toute aliénation.

« En conjuguant le courage et le savoir, l’homme empêche que l’avenir ne s’abatte sur lui comme une fatalité, il le conquiert et y pénètre avec tout ce qui est sien »[17]. On le voit, par le courage et l’investissement personnel qu’il exige, l’optimisme militant ne saurait se confondre avec un quiétisme contemplatif. Car le réquisit est de faire preuve d’une espérance active où entre en jeu la visée de l’idéal et la volonté de réalisation. Loin d’une simple et stérile contemplation du devenu, l’optimisme militant se comprend comme participation active au processus. Il s’agit donc d’une pensée transformatrice, téléologique (ayant pour visée un monde meilleur) et activiste. L’optimisme militant, c’est aussi le refus d’une « désespérance excessive et pathétique » propre à certains expressionnistes allemands. Comme l’explique Arno Munster : « L’hypostasiation[18] de la qualité de manifestation de l’utopique ‘écrase’ dans la pensée de Bloch le ‘néant’ et avec lui toute approche pessimiste totalisante. »[19] Le non-encore-être indéterminé ne peut donc se confondre avec un « rien » ou un « néant ». Dans cette ontologie du non-encore-être, le « encore » prime sur le « non » et laisse le monde ouvert à la possibilité d’une transformation dès lors que le « temps du changement » (Wendezeit)Novum utopique. favorise objectivement les possibilités de manifestations de ce non-encore-être et l’avènement du

Ainsi, l’attitude à adopter devant l’indétermination du monde[20] est celle d’un optimisme militant par lequel l’espérance s’expérimente dans l’œuvre. Celui-ci ne permet pas, comme le dit Marx, de réaliser les idéaux abstraits, mais bien de libérer les éléments opprimés de la société nouvelle et humanisée. Autrement dit, il s’agit de libérer les éléments d’un idéal concret logé dans une espérance comprise comme espérance matérialiste, c'est-à-dire comme « savoir voulu non-contemplatif de la partie la plus avancée de l’histoire et cela même lorsqu’elle étudie le passé ».

Or, c’est précisément cette espérance active, traduction de l’optimisme militant, qui permet à l’utopie de s’orienter vers un Novum, vers un non-devenu. Rappelons-le, pour Bloch, l’Homme n’est pas compact et le monde n’est pas clos. Le monde n’est pas clos car Bloch se refuse à penser la matière en des termes physicalistes qui introduiraient par-là le thème de la nécessité. La liberté devant se projeter et se déployer au-delà de toute nécessité, Bloch place la matière sur la voie du devenir et lui découvre un horizon. Dès lors, un espace vide et nouveau s’ouvre au loin et c’est en lui que se meut le possible. Le Devenu n’a donc pas encore remporté sa victoire finale dans un monde fait de processus et de rapports dynamiques. Il y a toujours un au-delà au Devenu et cet au-delà c’est le Novum de l’utopie qui entre directement dans l’ontologie du Non-encore-être développée par Bloch.

L’optimisme militant, c’est donc une espérance active dans le Novum de l’utopie au sens d’une croyance, fondée et motivée, en la possibilité d’un monde meilleur à venir. Mais parce que cette espérance doit être active, l’optimisme militant suppose un engagement et une volonté à l’œuvre dans l’homme. C’est donc une espérance qui repose toute entière entre les mains de l’homme et qui ne recourt ni à une transcendance ni à un Dieu destiné à trancher l’alternative entre le négatif absolu et la totalité réussie, c’est-à-dire le royaume de la liberté. Cet optimisme militant doit donc, à la fois, vouloir et croire en la possibilité objective de réaliser une utopie accomplie.

L’accomplissement de l’utopie ne passe donc pas par « l’optimisme plat de la foi automatique dans le progrès. » Même, considérant que ce faux optimisme tend dangereusement à devenir un nouvel opium du peuple, il va jusqu’à penser qu’une « pincée de pessimisme serait préférable à cette foi aveugle et plate dans le progrès. Car un pessimisme soucieux de réalisme se laisse moins facilement surprendre et désorienter par les revers et les catastrophes ». Par conséquent, Bloch en vient à insister sur le « caractère objectivement non garanti » de l’espérance utopique qu’il résume en ces termes : « Nous n’avons pas d’assurance. Nous n’avons que l’espoir. »

Remarque sur les conditions de la fonction militante au regard du sujet. On s’en souvient, Kant posait trois postulats nécessaires à l’édification de toute morale : l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu comme principe régulateur et – c’est là ce qui va nous intéresser- la liberté. Il était donc entendu que la loi morale ne pouvait s’appliquer qu’à des hommes libres, c'est-à-dire à des consciences disposant de l’intégralité de leur libre-arbitre et à des volontés libres d’accomplir leur devoir. Sous bien des aspects, même si Bloch ne le formule pas explicitement, l’optimisme militant, qui caractérise la fonction utopique dans son processus d’achèvement, apparaît comme un bien hautement souhaitable bien que non nécessaire et se voit par-là conférer une valeur hautement morale puisqu’en dépend le salut terrestre des hommes. Pourtant, si l’optimisme militant doit conduire les hommes à s’opposer au « Donné défectueux » il doit les y conduire par la reconquête de leur propre liberté et de leur identité à soi. Cela suppose bien évidemment que les hommes à qui Bloch recommande l’optimisme militant ne sont pas libres mais au contraire « aliénés » au sens marxiste du terme, c'est-à-dire victimes d’un processus non conscient par lequel un individu est dépossédé de ce qui le constitue au profit d’un autre, qui l’asservit. Or, n’y a-t-il pas un paradoxe à prôner l’optimisme militant et les prescriptions d’une espérance active de l’espérance à des hommes non libres dépossédés d’eux-mêmes et de leur identité propre dans une société capitaliste où les règles de la rentabilité économique empêchent une identification de l’humanité au monde conçu comme foyer (Heimat) ? Bloch répondrait que non. Il répondrait non car les conditions de la fonction utopique relatives au sujet se trouvent inscrites dans les possibilités non déterminées de la matière. Car la matière est précisément ce qui peut être travaillé ou transformé et si cette matière est source d’aliénation, le sujet se réserve la liberté d’opposer une force contradictoire au donné lui-même constitué de cette matière. Ainsi, l’aliénation est une situation de fait dépassable et surmontable car inscrite dans un processus ouvert. L’esprit utopique s’adresse aux aliénés par-delà l’aliénation, il s’adresse aux désespérés pour les désespérés parce qu’il se projette au-delà de la désespérance qui n’est qu’un moment dans le procès de l’histoire[21]. Le facteur subjectif entre en jeu dès lors que s’effectue une prise de conscience de soi-même (Bloch cite en exemple la prise de conscience de la classe prolétarienne lors du « Printemps des peuples » en Allemagne en 1848). Le combat pour l’émancipation et le Royaume de la liberté, que Bloch perçoit comme la plus fondamentale des images-souhait, n’a justement de sens que s’il s’adresse à des hommes encore enchaînés ou encore sous l’emprise d’un système de dépossession de soi (mais avec en eux un désir –fut-il minime- de libération). Ce qui nous amène à dire que chez Bloch, la prescription morale ne s’adresse pas à des hommes libres dans les faits mais à des hommes encore aliénés qui conservent en eux cette part inextinguible d’espoir chevillée au corps. La liberté totale appartient chez Bloch à la catégorie du non-encore-être et n’a en morale qu’une valeur de visée suprême mais elle n’est en aucun cas apte à en assurer les fondements. Plus que la liberté toujours et encore contenue en germe, ce qui tient lieu de fondement à une éthique de la praxis, c’est davantage la volonté d’être libre. Par-là, la liberté ne vaut plus comme postulat de la morale puisqu’elle est un bien extérieur au Donné en tant que non-encore-devenue. Ce qui vaut désormais comme postulat du désir moral d’un monde meilleur, c’est l’Espérance car elle est le seul aiguillon à pousser l’homme en avant dans sa conquête de la liberté. Erigée en principe central de la philosophie blochienne, l’Espérance fait entrer l’utopie comme catégorie centrale de notre siècle.[22]

L’utopie, ainsi conçue sur le mode d’un « Principe Espérance », ne se fait plus l’image hypostasiée d’un Etat prétendument idéal. Déchargée de ses vieux modèles et de ses anciennes structures, libérée de ses remparts, l’utopie se fait orientation révolutionnaire de l’esprit. Elle se fait mode d’accès à un futur meilleur et profondément désiré. Délaissant les programmes d’anticipations et les règles d’un futur inventé, elle cesse de ressembler à un passé déjà écrit et mortifère. A grands traits nous avons tenté de résumer la pensée de Bloch quant à l’utopie concrète. L’œuvre si riche et si dense de l’auteur n’aura pas trouvé ici la place nécessaire à l’approfondissement que méritaient pourtant l’acuité, la finesse et l’audace de la pensée extrêmement originale de Bloch. Mais pour l’essentiel, il s’agit de savoir que face aux utopies abstraites de l’âge classique et aux récits de voyages chimériques, l’utopie apaise sa quête de sens sur les bases d’une pensée matérialiste et humaniste qui la réhabilite avec noblesse.

Quoiqu’il en soit, tant l’utopie concrète de Bloch que les tentatives de traités utopiques abstraits de l’âge classique répondent au même souhait fondamental qui traverse l’humanité dans l’espace et le temps, à savoir : la possibilité d’un salut terrestre pour les hommes. C’est ce souhait fondamental de l’humanité qui se trouve, selon Bloch, porté par l’espérance. Et cette espérance se meut à travers les âges grâce à l’optimisme militant de ceux qui ont fait avancer l’histoire au-delà du donné de l’époque. Pourtant, dans un monde désenchanté où l’invisible perd de sa force, et où le principe de réalité opacifie celui de l’espérance, on est en droit de se demander si l’espoir et l’optimisme militant ne se heurtent pas à d’inéluctables limites ou obstacles

[1] Extrait d’une conférence de Michael Lowy, Le Principe Espérance d’Ernst Bloch face au Principe Responsabilité

[2] Cette idée se situe dans l’horizon du messianisme juif qui tient lieu de source mystique dans la pensée de Bloch. A l’idéal socialiste qui constitue la première racine du concept d’utopie chez Bloch, s’adjoint une deuxième racine : la racine utopico-religieuse dans le sens d’une attente du messie du judaïsme, à savoir qu’à chaque instant le messie peut arriver et avec lui la rédemption, le salut et la restauration du monde. Bloch décrit un phénomène de sécularisation de l’espérance messianique.

[3] Principe Espérance, tome 1.

[4] Le vocabulaire est volontairement emprunté à Leibniz qui a été une source d’inspiration constante dans la pensée de Bloch.

[5] A noter le concept d’anticipation est aussi un concept central chez Rosenzweig qui le développera dans l’Etoile de la rédemption quelques années après Bloch.

[6] « Ma conception de l’utopie est concrète, c'est-à-dire liée à la possibilité objectives du réel et combat pour leur concrétisation (…) L’utopie n’est pas fuite dans l’irréel ; elle est l’exploration des possibilités objectives du réel et combat pour leur concrétisation. » Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution

[7] Principe Espérance, TI

[8] Conférence citée page 12

[9] Ernst Bloch, Principe Espérance II Les épures d’un monde meilleur p 11

[10] Ernst Bloch, Principe Espérance, tome 1

[11] Op. cité

[12] En les inscrivant dans un continuum et non dans une entreprise de classification

[13] Article sur Ernst Bloch, Dictionnaire des philosophes, Larousse.

[14] Principe Espérance, T I

[15] Principe Espérance p. 342-343 TI

[16] Principe Espérance p. 342-343 TI

[17] Principe Espérance p. 239 TI

[18] C'est-à-dire la reconnaissance de sa réalité ontologique.

[19] Arno Munster, L’Utopie concrète de Ernst Bloch, Editions Kimé, Paris, chap. X.

[20] Rappelons que le contenu des anticipations utopiques du monde ne peut être déterminé par avance puisqu’il ne se forme que dans un processus qui ne peut demeurer qu’indéterminé au regard de l’homme.

[21] « C’est par les sans-espoir et pour les sans-espoir que l’espoir nous est donné », Bloch cité par Laennec Hurbon dans Ernst Bloch, utopie et espérance

[22]BLOCH, Le Monde du 30 octobre 1970, entretien avec Jean-Michel Palmier : « J’ai voulu montrer que le mot utopie, loin d’être un terme maudit était la catégorie philosophique de notre siècle. »

lundi 24 décembre 2007

Défaire la figure. La défiguration.

LA DEFIGURATION La défiguration peut se définir comme un mouvement de déstabilisation qui affecte la figure. De cette manière, le thème de la défiguration s’impose comme mise en question inlassable et profonde des formes de la vérité et du sens jusqu’à interroger, d’une part, la capacité que nous avons de nous faire une représentation des choses, et, d’autre part, les limites mêmes de cette représentation. Défigurer, c’est défaire une figure, que ce soit en intervenant sur sa forme, sa disposition, son harmonie éventuelle ou sur l’ordre interne qui la régit. De ce point de vue, la défiguration correspond aussi à une déformation puisque la figure s’ordonne selon une forme particulière. Mais la déformation n’est pas une transformation : dans le cas de la défiguration, la forme défaite de l’image demeure déconstruite ou « décrée », pour reprendre ce mot à Beckett. En aucun cas, elle ne devient une nouvelle figure identifiée ou identifiable. Ainsi, la défiguration n’est que la forme cassée, dégénérée – car défaite - d’une image. En aucun cas elle ne permet de générer la nécessaire unité d’un tout sans laquelle il ne peut devenir signifiant. En ce sens, la défiguration est à comprendre comme un mouvement qui brise à la fois l’unité jadis formée par une image mais qui en déconstruit aussi le sens ou risque de le voir se perdre définitivement. L’unité et la totalité explosées par l’acte de la défiguration font donc de l’image, la représentation d’un tout démonté et incohérent. Cette unité et cette cohérence étant perdues, l’acte de défiguration aboutit donc au désordre et à une perte du sens initial. Ainsi, à la différence de la transformation qui marque une rupture entre un ordre ancien et un ordre nouveau, la défiguration se définit par contraste comme le mouvement conduisant de l’ordre ou désordre, du cosmos au chaos. Toute la question est de savoir ce qu’il advient de la vérité et du sens lorsque l’on passe de la figure à figure défaite, de la cohérence du tout à son éclatement. Autrement dit, puisque la défiguration se définit le bouleversement de l’ordre d’une figure, la question de fond qui se posera sera de savoir ce qui est bouleversé par le défiguré dans la figure et ce que la défiguration conserve du sens et de la vérité de la figure première. En effet, si l’image d’une figure véhicule ou porte un sens et une vérité, qu’en est-il de la défigure ? Est-ce la négation totale de l’essence de la figure ? Est-ce un dépassement de la figure, une résistance à l’image ? Ou bien la défiguration n’est-elle qu’un acte « monstrueux » et absurde ? Pour qu’il y ait défiguration, il faut préalablement qu’il y ait figure puisque c’est sur la figure et à partir de celle-ci que se met en mouvement le processus de défiguration. La figure, antérieure au défiguré, est une représentation ordonnée et structurée qui possède son identité propre. C’est le cas des figures géométriques qui se structurent selon certains principes et règles propres à chacune et permettant de les différencier. En réalité, la figure se distingue des autres en fonction de certains critères identitaires que l’on reconnaît en elle et qui valent comme principes. Ainsi, se représenter une figure s’est donc être capable de reconstruire un donné objectif en fonction de règles bien précises. La particularité d’une figure défaite, c’est qu’on ne se la représente pas. Elle n’est la forme d’aucune idée abstraite et l’imagination est réfractaire à son re-souvenir car la figure défaite est dès lors hors du concept dont l’imagination se saisit habituellement pour se la représenter dans son re-souvenir. Par exemple, pour me représenter une table, mon imagination fera appelle aux expériences de tables auxquelles auront été confrontés mes sens. La synthèse de ces expériences sensitives et mémorielles passées se traduira dans mon esprit par une image générique contenant les critères essentiels à une table. Or c’est à cette image générique et globale que j’attacherai le concept de table. Dès lors, le concept de table et la simple évocation de ce mot par le langage ne manqueront pas de faire surgir en moi la même idée générique de cette table, c'est-à-dire que ce sera la même image synthétique que je placerai indéfectiblement sous le concept de table. En effet, par les critères qui sont ceux d’une table, je peux mentalement en déduire une figure qui présidera au « genre table » sans se soucier de toutes les tables spécifiques et particulières qui se subdivisent sous ce genre. Je ferai de ma représentation imagée de la table une généralité. On se rend alors compte, que je ne me représente la figure d’une chose qu’en fonction de certaines règles propres à cette chose et que l’idée de la table en fonction de ces critères précède la constitution de l’image de la table. Je ne pense la figure de la table qu’en fonction des caractères propres de la table et sans cette figure je ne me puis me représenter aucune image de la chose. Ainsi, le concept régit par la figure s’inscrit-t-il dans la durée par la récurrence d’une même représentation chaque fois que je penserai au concept « table ». Mon idée/image de la table est constituée pour me représenter chaque fois l’image adéquate et générique d’une table. Ceci nous amène à considérer une première différence entre la simple figure et la figure défaite produite dans l’acte de défiguration. Si la figure n’est que la retranscription de critères universels et intemporels d’une chose, ou autrement dit l’image ordonnée et produite selon des règles, la défiguration semble bien plus revêtir un caractère accidentel et évènementiel. De cette manière, la défiguration serait à classer sous le registre de la contingence, voire de l’imprévisible. Alors que la figure d’un objet correspond ordinairement à l’essence même de cet objet, la défiguration affecte la figure par l’extérieur en lui portant atteinte. C'est-à-dire que la défiguration porte atteinte à la figure en la démantelant, en la défaisant. Mais, qu’est-ce qui est démantelé ? Qu’a-t-on défait qui fasse passer de la figure à la non-figure ? Quelle est la valeur de cette négativité ? En premier lieu, ce qui se trouve défait par la défiguration semble être ce lien unificateur qui faisait de la figure une pluralité tenue dans un tout, dans un ensemble structuré. De fait, l’image produite par la défiguration n’est plus l’image de ce tout, de cette cohérence. Plus encore, elle n’est même plus l’image d’une forme. Autrement dit, l’image du défiguré devient image de l’informel. Elle n’est dès lors plus que matière, instance non rationnelle, non encore transformée en langage qui se fait contenu intérieur, qui parallèlement n’est pas encore, car incapable d’être disposé selon des structures logiques ou discursives. La défiguration s’oriente donc vers une abolition de la forme et du substrat figuratif que le langage permet de nommer. Ou bien, si forme il y a, devons-nous préciser qu’elle tend à se « déconceptualiser ». La défiguration en effet tend à disperser la forme figurée au-delà de du discours, au-delà des concepts et parfois bien au-delà des structures logiques sur lesquelles nous appuyons nos représentations habituelles. Nous trouvons de nombreux exemples de cette opération de défiguration chez les protagonistes de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « art informel ». S’acharnant sur la structure logique et discursive qui soutient habituellement l’image figurative, ils recréent l’image au-delà de la forme. Certains le font dans une négation totale de cette forme figurative et l’on parlera alors d’art abstrait ou minimaliste. D’autres, dont Francis Bacon, pratiquent l’art de la défiguration. Les visages sont tordus, déformés parfois pris avec la violence de plusieurs points de vus différents mais simultanés. L’unité qui fonde l’art figuratif est profondément remise en question car les visages humains de Bacon nous offre la pluralité intenable d’une « géométrie de la peur, des angoisses et du défi ». Mais défaisant la figure de l’homme ce n’est pas l’homme que Bacon défait. Simplement son image, le modèle de faux-semblant qu’il offre. En effet, par la défiguration, c’est « la trace même de l’existence humaine » que Bacon prétend révéler. En définitive, il suggère l’essence véritable de l’homme là où l’image n’offre qu’une figure et qu’un concept. C’est en tout cas ce qui résulte du geste de défiguration qu’il accomplit sur ses toiles. Ainsi, l’exemple de Bacon soulève l’hypothèse selon laquelle la défiguration permet l’ouverture de la figure à la propre essence qu’elle contient, l’ouverture d’une forme défaite sur la vérité du fond. De ce point de vue, il paraît clair que l’on ne peut priver la « défigure » d’un statut ontologique. Par rapport à la figure, elle ne se situe pas dans le même rapport dialectique qui lie l’être au non-être. La « défigure » n’est pas négativité pur et simple de la figure car pour les deux subsiste une fonction de représentation et de représenté (même s’il est abstrait) qui les ramène l’un et l’autre à leur statut d’image. Aussi, la figure défaite est-elle moins la négation de la figure qu’une limite posée à la figure. Pour Bacon, elle est un autre mode de représentation de l’être tout aussi légitime en peinture que la figuration. Elle est susceptible de voir se recréer un ordre autour d’elle et de faire à nouveau sens dans une unité ou configuration certes différente de celle proposée initialement proposée par la figure « figurante ». « Je veux que mon image soit très ordonnée, mais que ce soit à la faveur d’un hasard » disait Bacon. L’image démembrée pour l’œil retrouverait sa cohérence dans une sphère qui échappe à l’homme où le peintre n’est voué qu’à être le suppôt d’un geste spontané dont il ne perce d’abord ni le sens ni le motif. La défiguration s’avère donc une re-figuration au sens où elle recrée une figure. Mais la particularité de cette re-figuration est paradoxalement qu’elle ne représente pas. Car ce qu’elle présente à la conscience, elle le présente sous le mode de l’accidentel, de l’arbitraire et du contingent. C'est-à-dire qu’elle le présente sous la forme de l’événement et, en ce sens, elle ne peut que le présenter pour la première fois. Une figure défaite ne l’est en effet qu’une seule fois pour l’œil comme une surprise ne surprend qu’au moment où elle est vécue. Une image défaite ne porte qu’une fois pour l’œil le geste de sa défiguration, c'est-à-dire au moment même où toute reconnaissance est par-là même empêchée. Si l’image défaite se représente à l’œil, il la considérera comme un tout, intégrant à son être le fait même de sa défiguration. Par la représentation, l’image cessera de lui signifier un avant et un après mais tendra progressivement à s’identifier s’assimiler à sa modification, à la cause de ce qui l’affecte. Le défiguré re-présenté est déjà une figure. Ainsi la défiguration ne serait-elle pas une renonciation ontologique à l’image et son figuré mais un mode de production différent du figuré sous une autre forme. Pour autant, cette reconstruction fondamentale du sens qu’opère la défiguration, si elle revêt une certaine positivité dans l’art, se confond souvent avec la trahison, le scandale de la trahison. En effet, la défiguration ne précipite pas la figure d’une image dans le néant. C'est-à-dire que dans la forme, elle n’est pas pure négativité de l’image car un substrat visible demeure pour l’œil (même l’affreux ou le monstrueux se regarde). Cependant, la défiguration creuse l’imperfection de la figure considérée du point de vue de son modèle, et, de fait, la trahit. Cela tient au fait que la défiguration n’a pas vocation à être mimétique alors que cette mimesis constitue la visée même de l’image figurative. Avec la défiguration, il n’y a pas de préexistence réelle ou ontologique de l’image défigurée, seule préexistent le modèle dans son concept que celui-ci soit instruit par l’idée ou la réalité. C’est ainsi que pour l’homme le défiguré est traduit par son image et la trahison flagrante qu’elle opère quant à son modèle. A titre d’exemple, la théologie augustinienne nous fait voir en quoi la défiguration, en tant que trahison de l’image originelle, se lie au scandale du péché. Dans la Genèse grecque des Septante, il est écrit que Dieu à crée l’homme à son icône (eikon = image en grec). Bien évidemment, l'icône ne désigne ici en rien une quelconque ressemblance d'aspect - comment l'homme visible ressemblerait-il à un « aspect invisible » ? - mais plutôt la relation de procession et d'humilité entre le créé et son créateur. Du coup, pourquoi cette ressemblance du créé avec le créateur a-t-elle été « flétrie, brisée, obscurcie », comme le disent, depuis saint Augustin, tous les théologiens ? Parce que l'incitation diabolique au péché touchait l'anthropologie même de l'image : elle ne fut rien d'autre qu'une incitation à la « ressemblance d'égalité », de telle sorte que le créé voulut, follement, croire égaler son créateur ; elle fut donc une ressemblance de rivalité, une pratique perverse de l'imitation - une pratique idolâtre de la ressemblance. De là à ce que l’image imparfaite n’en vienne à trahir le modèle créateur, il n’y a qu’un pas. Ce détour par la théologie augustinienne nous permet de comprendre que l’image défigurée est susceptible de se placer dans une relation de concurrence avec son modèle et que cette concurrence se traduit souvent par la trahison de la figure par la défigure. Plus généralement, on constate que la défiguration d’un corps ou d’un visage donne souvent à celui qui en souffre l’impression d’être trahi par une apparence dans laquelle il ne se reconnaît plus. La plupart du temps, on s’aperçoit que la défiguration est tout simplement ressentie comme la perte irréversible de la reconnaissance par laquelle se forme et se construit l’identité. C’est ainsi que, devenu méconnaissable (mais pas inconnu), on entend un défiguré de guerre dire à propos de visage : « Ce n’est pas mon visage, mon vrai visage est perdu. » La perte des traits caractéristiques d’un visage est vécue comme la perte irréversible d’un membre ou d’un organe. De ce point de vue, la défiguration à quelque chose à voir avec l’amputation : la personne, à travers l’état de son corps, se trouve d’un coup privée d’une fonction. Si la jambe permettait de marcher ou la main de saisir, c’était bien la reconnaissance de la personne que permettait le visage. Et d’un coup, le visage se trouve dans l’incapacité de retrouver cette fonction car défiguré, son expression s’est désolidarisée de la personne pour ne devenir qu’une figure défaite et absurde. En outre, de même que l’amputation, la défiguration s’inscrit dans un processus de dénaturalisation. Jean Damascène, dans Le Visage de l’invisible, nous rappelle que l’homme doit exister selon sa nature puis dans une relation d’imitation avec cette nature. Or, encore une fois, la défiguration s’effectue en dépit de la nature ou de l’ordre naturel et rend à jamais impossible la relation mimétique qui unirait, pour les mieux les identifier, le sujet à son modèle. En cela, la défiguration est une rupture radicale entre l’idée et la chose, le représenté et le représentant. La « défigure » - ou la figure défaite – corrompt la nature, affecte la cohérence d’un tout, brise l’unité de la figure. Dans la relation qui unissait la figure à son modèle, l’acte de défiguration apparaît comme un acte de trahison puisqu’il défait l’image de son sens et ruine le témoignage d’une essence qu’elle était censée apporter. Cela est juste si l’on considère l’image ou la figure d’une image comme nécessairement vraie et juste. L’image vraie et juste transmet une vérité et un savoir, mais l’image fausse et injuste ne transmet que le mensonge et le travestissement de la réalité. Aussi, si défigurer l’image de la vérité et du juste ouvre la voie de l’amoralité au « défigurant », quid de la défiguration d’une image faussée et mensongère ? Tromper de manière patente une tromperie latente, n’est-ce pas rétablir, en un sens, a figure du juste ? Essayons désormais de voir en quelles circonstances la défiguration peut-elle se justifier comme résistance à l’image. L’image, tout comme la figure qui structure cette image, n’est pas nécessairement l’image de la vérité. En réalité, elle est bien moins apte à représenter la vérité qu’à montrer le réel. Cela vient du fait que le réel lui-même n’est pas image de la vérité. En effet, le réel n’est souvent que l’intrication de jeux de faux-semblants composés d’images de l’irréalité. Autrement dit, dans la plupart des cas, le réel est déjà image du défiguré car le lien entre l’être et l’apparaître est déjà distendu, voire rompu. Dans le meilleur des cas, l’image est image de l’être. Sa figure est pure et communique d’elle-même une vérité profonde. Vient ensuite le cas ou l’image cherche à représenter l’être sans le pouvoir. C’est le cas lorsqu’on cherche à représenter Dieu, conçu comme deus absconditus. Ici, l’apparaître peut se mettre au service de l’être en tant qu’unique voie d’accès susceptible d’élever vers lui. La fonction de l’apparaître est ici positive car l’apparaître vaut comme infusion de l’être idéel dans le réel. Un autre cas est celui où l’image ne prétend pas représenter l’être mais choisit délibérément de représenter un non-être irréel. Cette image n’est ni vraie ni fausse puisque purement imaginative et, en cela autonome et assumée comme telle. Enfin, vient le cas où l’image de l’apparaître prétend se substituer à l’être lui-même. Sous ce type d’images se retrouvent les apparences trompeuses, les faux-semblants et le mensonge. Car cette image, bien qu’elle puisse correspondre à un état de fait réel, ne montre pas la vérité et surtout n’est pas utilisée à cette fin. C’est le cas des images de propagandes, de la publicité de masse, de la télévision… Bref, c’est le cas de tout vecteur potentiel d’opinions. Le réel est donc plein de la violence de ces images négatives et on aurait tort de n’imputer cette dernière qu’à l’acte même de la défiguration puisque le réel est déjà une altération par rapport à l’idée même de ce réel. Ce que suggère nombre d’écriture modernes, c’est que la défiguration est aussi une force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime. En ce sens, la défiguration est une pratique de l’étonnement. Elle défait les figures convenues de ce qui est autre et interroge cet autre, l’invente à nouveau et le réinvente à l’infini. D’une certaine manière, la défiguration peut se penser comme un acte libre de dé-création mais aussi de création en ce qu’il permet à une figure de ne pas se conformer à un modèle. Ainsi, la défiguration offre-t-elle la possibilité de rompre le rapport narcissique que nous entretenons avec nous-mêmes et qui nous contraint à être conforme à l’image irréelle que nous nous faisons de nous et que nous recherchons continuellement dans le regard de l’autre. De ce point de vue, la défiguration est une figure libre, à la fois ouverte sur autrui et notre être profond. C’est la conséquence logique à cette déconstruction du narcissisme qu’elle opère. Il est indéniable qu’un trait saillant de nos sociétés contemporaines est de produire et maintenir une « normopathie » sociale, psychique et intellectuelle (l’expression est de Samuel Beckett). Dans une société démocratique comme la notre, l’image est grégaire par vocation. Dans bien des cas c’est sur elle que repose les conditions du vivre-ensemble et c’est autour d’elle que son construit l’apparence d’un vivre-ensemble. L’image privilégie les effets de groupe, de ressemblance (être comme l’autre), de conformisme. L’image vaut plus que jamais comme figure de l’appartenance, comme référent identitaire. Ainsi, dans cette « normopathie » contemporaine, ce cache-misère d’une inavouable dépression, face à ce narcissisme grégaire socialement gratifié où chacun se reconnaît dans le regard admiratif qu’un autre semblable lui jette pour qu’il le lui renvoie, la défiguration s’impose comme un acte de subversion face au leurre d’une société qui revendique la forme coagulée de ces figures et de son lien. De fait, la défiguration doit se comprendre comme la possibilité d’inventer des formes vivantes de résistance à l’image, comme la possibilité de se déprendre de LA DEFIGURATION La défiguration peut se définir comme un mouvement de déstabilisation qui affecte la figure. De cette manière, le thème de la défiguration s’impose comme mise en question inlassable et profonde des formes de la vérité et du sens jusqu’à interroger, d’une part, la capacité que nous avons de nous faire une représentation des choses, et, d’autre part, les limites mêmes de cette représentation. Défigurer, c’est défaire une figure, que ce soit en intervenant sur sa forme, sa disposition, son harmonie éventuelle ou sur l’ordre interne qui la régit. De ce point de vue, la défiguration correspond aussi à une déformation puisque la figure s’ordonne selon une forme particulière. Mais la déformation n’est pas une transformation : dans le cas de la défiguration, la forme défaite de l’image demeure déconstruite ou « décrée », pour reprendre ce mot à Beckett. En aucun cas, elle ne devient une nouvelle figure identifiée ou identifiable. Ainsi, la défiguration n’est que la forme cassée, dégénérée – car défaite - d’une image. En aucun cas elle ne permet de générer la nécessaire unité d’un tout sans laquelle il ne peut devenir signifiant. En ce sens, la défiguration est à comprendre comme un mouvement qui brise à la fois l’unité jadis formée par une image mais qui en déconstruit aussi le sens ou risque de le voir se perdre définitivement. L’unité et la totalité explosées par l’acte de la défiguration font donc de l’image, la représentation d’un tout démonté et incohérent. Cette unité et cette cohérence étant perdues, l’acte de défiguration aboutit donc au désordre et à une perte du sens initial. Ainsi, à la différence de la transformation qui marque une rupture entre un ordre ancien et un ordre nouveau, la défiguration se définit par contraste comme le mouvement conduisant de l’ordre ou désordre, du cosmos au chaos. Toute la question est de savoir ce qu’il advient de la vérité et du sens lorsque l’on passe de la figure à figure défaite, de la cohérence du tout à son éclatement. Autrement dit, puisque la défiguration se définit le bouleversement de l’ordre d’une figure, la question de fond qui se posera sera de savoir ce qui est bouleversé par le défiguré dans la figure et ce que la défiguration conserve du sens et de la vérité de la figure première. En effet, si l’image d’une figure véhicule ou porte un sens et une vérité, qu’en est-il de la défigure ? Est-ce la négation totale de l’essence de la figure ? Est-ce un dépassement de la figure, une résistance à l’image ? Ou bien la défiguration n’est-elle qu’un acte « monstrueux » et absurde ? Pour qu’il y ait défiguration, il faut préalablement qu’il y ait figure puisque c’est sur la figure et à partir de celle-ci que se met en mouvement le processus de défiguration. La figure, antérieure au défiguré, est une représentation ordonnée et structurée qui possède son identité propre. C’est le cas des figures géométriques qui se structurent selon certains principes et règles propres à chacune et permettant de les différencier. En réalité, la figure se distingue des autres en fonction de certains critères identitaires que l’on reconnaît en elle et qui valent comme principes. Ainsi, se représenter une figure s’est donc être capable de reconstruire un donné objectif en fonction de règles bien précises. La particularité d’une figure défaite, c’est qu’on ne se la représente pas. Elle n’est la forme d’aucune idée abstraite et l’imagination est réfractaire à son re-souvenir car la figure défaite est dès lors hors du concept dont l’imagination se saisit habituellement pour se la représenter dans son re-souvenir. Par exemple, pour me représenter une table, mon imagination fera appelle aux expériences de tables auxquelles auront été confrontés mes sens. La synthèse de ces expériences sensitives et mémorielles passées se traduira dans mon esprit par une image générique contenant les critères essentiels à une table. Or c’est à cette image générique et globale que j’attacherai le concept de table. Dès lors, le concept de table et la simple évocation de ce mot par le langage ne manqueront pas de faire surgir en moi la même idée générique de cette table, c'est-à-dire que ce sera la même image synthétique que je placerai indéfectiblement sous le concept de table. En effet, par les critères qui sont ceux d’une table, je peux mentalement en déduire une figure qui présidera au « genre table » sans se soucier de toutes les tables spécifiques et particulières qui se subdivisent sous ce genre. Je ferai de ma représentation imagée de la table une généralité. On se rend alors compte, que je ne me représente la figure d’une chose qu’en fonction de certaines règles propres à cette chose et que l’idée de la table en fonction de ces critères précède la constitution de l’image de la table. Je ne pense la figure de la table qu’en fonction des caractères propres de la table et sans cette figure je ne me puis me représenter aucune image de la chose. Ainsi, le concept régit par la figure s’inscrit-t-il dans la durée par la récurrence d’une même représentation chaque fois que je penserai au concept « table ». Mon idée/image de la table est constituée pour me représenter chaque fois l’image adéquate et générique d’une table. Ceci nous amène à considérer une première différence entre la simple figure et la figure défaite produite dans l’acte de défiguration. Si la figure n’est que la retranscription de critères universels et intemporels d’une chose, ou autrement dit l’image ordonnée et produite selon des règles, la défiguration semble bien plus revêtir un caractère accidentel et évènementiel. De cette manière, la défiguration serait à classer sous le registre de la contingence, voire de l’imprévisible. Alors que la figure d’un objet correspond ordinairement à l’essence même de cet objet, la défiguration affecte la figure par l’extérieur en lui portant atteinte. C'est-à-dire que la défiguration porte atteinte à la figure en la démantelant, en la défaisant. Mais, qu’est-ce qui est démantelé ? Qu’a-t-on défait qui fasse passer de la figure à la non-figure ? Quelle est la valeur de cette négativité ? En premier lieu, ce qui se trouve défait par la défiguration semble être ce lien unificateur qui faisait de la figure une pluralité tenue dans un tout, dans un ensemble structuré. De fait, l’image produite par la défiguration n’est plus l’image de ce tout, de cette cohérence. Plus encore, elle n’est même plus l’image d’une forme. Autrement dit, l’image du défiguré devient image de l’informel. Elle n’est dès lors plus que matière, instance non rationnelle, non encore transformée en langage qui se fait contenu intérieur, qui parallèlement n’est pas encore, car incapable d’être disposé selon des structures logiques ou discursives. La défiguration s’oriente donc vers une abolition de la forme et du substrat figuratif que le langage permet de nommer. Ou bien, si forme il y a, devons-nous préciser qu’elle tend à se « déconceptualiser ». La défiguration en effet tend à disperser la forme figurée au-delà de du discours, au-delà des concepts et parfois bien au-delà des structures logiques sur lesquelles nous appuyons nos représentations habituelles. Nous trouvons de nombreux exemples de cette opération de défiguration chez les protagonistes de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « art informel ». S’acharnant sur la structure logique et discursive qui soutient habituellement l’image figurative, ils recréent l’image au-delà de la forme. Certains le font dans une négation totale de cette forme figurative et l’on parlera alors d’art abstrait ou minimaliste. D’autres, dont Francis Bacon, pratiquent l’art de la défiguration. Les visages sont tordus, déformés parfois pris avec la violence de plusieurs points de vus différents mais simultanés. L’unité qui fonde l’art figuratif est profondément remise en question car les visages humains de Bacon nous offre la pluralité intenable d’une « géométrie de la peur, des angoisses et du défi ». Mais défaisant la figure de l’homme ce n’est pas l’homme que Bacon défait. Simplement son image, le modèle de faux-semblant qu’il offre. En effet, par la défiguration, c’est « la trace même de l’existence humaine » que Bacon prétend révéler. En définitive, il suggère l’essence véritable de l’homme là où l’image n’offre qu’une figure et qu’un concept. C’est en tout cas ce qui résulte du geste de défiguration qu’il accomplit sur ses toiles. Ainsi, l’exemple de Bacon soulève l’hypothèse selon laquelle la défiguration permet l’ouverture de la figure à la propre essence qu’elle contient, l’ouverture d’une forme défaite sur la vérité du fond. De ce point de vue, il paraît clair que l’on ne peut priver la « défigure » d’un statut ontologique. Par rapport à la figure, elle ne se situe pas dans le même rapport dialectique qui lie l’être au non-être. La « défigure » n’est pas négativité pur et simple de la figure car pour les deux subsiste une fonction de représentation et de représenté (même s’il est abstrait) qui les ramène l’un et l’autre à leur statut d’image. Aussi, la figure défaite est-elle moins la négation de la figure qu’une limite posée à la figure. Pour Bacon, elle est un autre mode de représentation de l’être tout aussi légitime en peinture que la figuration. Elle est susceptible de voir se recréer un ordre autour d’elle et de faire à nouveau sens dans une unité ou configuration certes différente de celle proposée initialement proposée par la figure « figurante ». « Je veux que mon image soit très ordonnée, mais que ce soit à la faveur d’un hasard » disait Bacon. L’image démembrée pour l’œil retrouverait sa cohérence dans une sphère qui échappe à l’homme où le peintre n’est voué qu’à être le suppôt d’un geste spontané dont il ne perce d’abord ni le sens ni le motif. La défiguration s’avère donc une re-figuration au sens où elle recrée une figure. Mais la particularité de cette re-figuration est paradoxalement qu’elle ne représente pas. Car ce qu’elle présente à la conscience, elle le présente sous le mode de l’accidentel, de l’arbitraire et du contingent. C'est-à-dire qu’elle le présente sous la forme de l’événement et, en ce sens, elle ne peut que le présenter pour la première fois. Une figure défaite ne l’est en effet qu’une seule fois pour l’œil comme une surprise ne surprend qu’au moment où elle est vécue. Une image défaite ne porte qu’une fois pour l’œil le geste de sa défiguration, c'est-à-dire au moment même où toute reconnaissance est par-là même empêchée. Si l’image défaite se représente à l’œil, il la considérera comme un tout, intégrant à son être le fait même de sa défiguration. Par la représentation, l’image cessera de lui signifier un avant et un après mais tendra progressivement à s’identifier s’assimiler à sa modification, à la cause de ce qui l’affecte. Le défiguré re-présenté est déjà une figure. Ainsi la défiguration ne serait-elle pas une renonciation ontologique à l’image et son figuré mais un mode de production différent du figuré sous une autre forme. Pour autant, cette reconstruction fondamentale du sens qu’opère la défiguration, si elle revêt une certaine positivité dans l’art, se confond souvent avec la trahison, le scandale de la trahison. En effet, la défiguration ne précipite pas la figure d’une image dans le néant. C'est-à-dire que dans la forme, elle n’est pas pure négativité de l’image car un substrat visible demeure pour l’œil (même l’affreux ou le monstrueux se regarde). Cependant, la défiguration creuse l’imperfection de la figure considérée du point de vue de son modèle, et, de fait, la trahit. Cela tient au fait que la défiguration n’a pas vocation à être mimétique alors que cette mimesis constitue la visée même de l’image figurative. Avec la défiguration, il n’y a pas de préexistence réelle ou ontologique de l’image défigurée, seule préexistent le modèle dans son concept que celui-ci soit instruit par l’idée ou la réalité. C’est ainsi que pour l’homme le défiguré est traduit par son image et la trahison flagrante qu’elle opère quant à son modèle. A titre d’exemple, la théologie augustinienne nous fait voir en quoi la défiguration, en tant que trahison de l’image originelle, se lie au scandale du péché. Dans la Genèse grecque des Septante, il est écrit que Dieu à crée l’homme à son icône (eikon = image en grec). Bien évidemment, l'icône ne désigne ici en rien une quelconque ressemblance d'aspect - comment l'homme visible ressemblerait-il à un « aspect invisible » ? - mais plutôt la relation de procession et d'humilité entre le créé et son créateur. Du coup, pourquoi cette ressemblance du créé avec le créateur a-t-elle été « flétrie, brisée, obscurcie », comme le disent, depuis saint Augustin, tous les théologiens ? Parce que l'incitation diabolique au péché touchait l'anthropologie même de l'image : elle ne fut rien d'autre qu'une incitation à la « ressemblance d'égalité », de telle sorte que le créé voulut, follement, croire égaler son créateur ; elle fut donc une ressemblance de rivalité, une pratique perverse de l'imitation - une pratique idolâtre de la ressemblance. De là à ce que l’image imparfaite n’en vienne à trahir le modèle créateur, il n’y a qu’un pas. Ce détour par la théologie augustinienne nous permet de comprendre que l’image défigurée est susceptible de se placer dans une relation de concurrence avec son modèle et que cette concurrence se traduit souvent par la trahison de la figure par la défigure. Plus généralement, on constate que la défiguration d’un corps ou d’un visage donne souvent à celui qui en souffre l’impression d’être trahi par une apparence dans laquelle il ne se reconnaît plus. La plupart du temps, on s’aperçoit que la défiguration est tout simplement ressentie comme la perte irréversible de la reconnaissance par laquelle se forme et se construit l’identité. C’est ainsi que, devenu méconnaissable (mais pas inconnu), on entend un défiguré de guerre dire à propos de visage : « Ce n’est pas mon visage, mon vrai visage est perdu. » La perte des traits caractéristiques d’un visage est vécue comme la perte irréversible d’un membre ou d’un organe. De ce point de vue, la défiguration à quelque chose à voir avec l’amputation : la personne, à travers l’état de son corps, se trouve d’un coup privée d’une fonction. Si la jambe permettait de marcher ou la main de saisir, c’était bien la reconnaissance de la personne que permettait le visage. Et d’un coup, le visage se trouve dans l’incapacité de retrouver cette fonction car défiguré, son expression s’est désolidarisée de la personne pour ne devenir qu’une figure défaite et absurde. En outre, de même que l’amputation, la défiguration s’inscrit dans un processus de dénaturalisation. Jean Damascène, dans Le Visage de l’invisible, nous rappelle que l’homme doit exister selon sa nature puis dans une relation d’imitation avec cette nature. Or, encore une fois, la défiguration s’effectue en dépit de la nature ou de l’ordre naturel et rend à jamais impossible la relation mimétique qui unirait, pour les mieux les identifier, le sujet à son modèle. En cela, la défiguration est une rupture radicale entre l’idée et la chose, le représenté et le représentant. La « défigure » - ou la figure défaite – corrompt la nature, affecte la cohérence d’un tout, brise l’unité de la figure. Dans la relation qui unissait la figure à son modèle, l’acte de défiguration apparaît comme un acte de trahison puisqu’il défait l’image de son sens et ruine le témoignage d’une essence qu’elle était censée apporter. Cela est juste si l’on considère l’image ou la figure d’une image comme nécessairement vraie et juste. L’image vraie et juste transmet une vérité et un savoir, mais l’image fausse et injuste ne transmet que le mensonge et le travestissement de la réalité. Aussi, si défigurer l’image de la vérité et du juste ouvre la voie de l’amoralité au « défigurant », quid de la défiguration d’une image faussée et mensongère ? Tromper de manière patente une tromperie latente, n’est-ce pas rétablir, en un sens, a figure du juste ? Essayons désormais de voir en quelles circonstances la défiguration peut-elle se justifier comme résistance à l’image. L’image, tout comme la figure qui structure cette image, n’est pas nécessairement l’image de la vérité. En réalité, elle est bien moins apte à représenter la vérité qu’à montrer le réel. Cela vient du fait que le réel lui-même n’est pas image de la vérité. En effet, le réel n’est souvent que l’intrication de jeux de faux-semblants composés d’images de l’irréalité. Autrement dit, dans la plupart des cas, le réel est déjà image du défiguré car le lien entre l’être et l’apparaître est déjà distendu, voire rompu. Dans le meilleur des cas, l’image est image de l’être. Sa figure est pure et communique d’elle-même une vérité profonde. Vient ensuite le cas ou l’image cherche à représenter l’être sans le pouvoir. C’est le cas lorsqu’on cherche à représenter Dieu, conçu comme deus absconditus. Ici, l’apparaître peut se mettre au service de l’être en tant qu’unique voie d’accès susceptible d’élever vers lui. La fonction de l’apparaître est ici positive car l’apparaître vaut comme infusion de l’être idéel dans le réel. Un autre cas est celui où l’image ne prétend pas représenter l’être mais choisit délibérément de représenter un non-être irréel. Cette image n’est ni vraie ni fausse puisque purement imaginative et, en cela autonome et assumée comme telle. Enfin, vient le cas où l’image de l’apparaître prétend se substituer à l’être lui-même. Sous ce type d’images se retrouvent les apparences trompeuses, les faux-semblants et le mensonge. Car cette image, bien qu’elle puisse correspondre à un état de fait réel, ne montre pas la vérité et surtout n’est pas utilisée à cette fin. C’est le cas des images de propagandes, de la publicité de masse, de la télévision… Bref, c’est le cas de tout vecteur potentiel d’opinions. Le réel est donc plein de la violence de ces images négatives et on aurait tort de n’imputer cette dernière qu’à l’acte même de la défiguration puisque le réel est déjà une altération par rapport à l’idée même de ce réel. Ce que suggère nombre d’écriture modernes, c’est que la défiguration est aussi une force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime. En ce sens, la défiguration est une pratique de l’étonnement. Elle défait les figures convenues de ce qui est autre et interroge cet autre, l’invente à nouveau et le réinvente à l’infini. D’une certaine manière, la défiguration peut se penser comme un acte libre de dé-création mais aussi de création en ce qu’il permet à une figure de ne pas se conformer à un modèle. Ainsi, la défiguration offre-t-elle la possibilité de rompre le rapport narcissique que nous entretenons avec nous-mêmes et qui nous contraint à être conforme à l’image irréelle que nous nous faisons de nous et que nous recherchons continuellement dans le regard de l’autre. De ce point de vue, la défiguration est une figure libre, à la fois ouverte sur autrui et notre être profond. C’est la conséquence logique à cette déconstruction du narcissisme qu’elle opère. Il est indéniable qu’un trait saillant de nos sociétés contemporaines est de produire et maintenir une « normopathie » sociale, psychique et intellectuelle (l’expression est de Samuel Beckett). Dans une société démocratique comme la notre, l’image est grégaire par vocation. Dans bien des cas c’est sur elle que repose les conditions du vivre-ensemble et c’est autour d’elle que son construit l’apparence d’un vivre-ensemble. L’image privilégie les effets de groupe, de ressemblance (être comme l’autre), de conformisme. L’image vaut plus que jamais comme figure de l’appartenance, comme référent identitaire. Ainsi, dans cette « normopathie » contemporaine, ce cache-misère d’une inavouable dépression, face à ce narcissisme grégaire socialement gratifié où chacun se reconnaît dans le regard admiratif qu’un autre semblable lui jette pour qu’il le lui renvoie, la défiguration s’impose comme un acte de subversion face au leurre d’une société qui revendique la forme coagulée de ces figures et de son lien. De fait, la défiguration doit se comprendre comme la possibilité d’inventer des formes vivantes de résistance à l’image, comme la possibilité de se déprendre des formes pétrifiées et illusoires de l’identitaire. E montrant la fragilité de l’image, la défiguration montre la difficulté qu’il y a à retrouver le sens des choses et la vérité. En déconstruisant l’image fausse, la défiguration met aussi fin à un aveuglement, elle sort l’esprit de sa torpeur, produit l’étonnement philosophique et, de cette manière, invite à repenser les figures du sens et de la vérité, invite à une interrogation perpétuelle du réel. Par-là, la défiguration est aussi une remise en question inlassable des formes et des catégories de l’interprétation. s formes pétrifiées et illusoires de l’identitaire. E montrant la fragilité de l’image, la défiguration montre la difficulté qu’il y a à retrouver le sens des choses et la vérité. En déconstruisant l’image fausse, la défiguration met aussi fin à un aveuglement, elle sort l’esprit de sa torpeur, produit l’étonnement philosophique et, de cette manière, invite à repenser les figures du sens et de la vérité, invite à une interrogation perpétuelle du réel. Par-là, la défiguration est aussi une remise en question inlassable des formes et des catégories de l’interprétation.

Quotidien ordinaire

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