lundi 24 décembre 2007

La sécularisation de l'espérance. Introduction.

L’espérance est-elle devenue une valeur moribonde ? A-t-elle encore les moyens de produire un élan sociétal ? Peut-elle se maintenir comme moteur de l’action ? Doit-on encore la considérer comme cet aiguillon qui pousse l’homme en avant ou, pour paraphraser Marx, ne vaut-elle plus désormais que comme un reliquat de l’« opium du peuple » ? L’air du temps ne semble plus être celui des grandes espérances, un temps magnifiées et exacerbées par les ardeurs millénaristes d’un Joachim de Flore ou à travers la foi implacable en un horizon de salut collectif, foi qui eût vite fait de traverser une philosophie d’après guerre, brièvement portée par un messianisme moins contemporain que déjà révoqué.

Au cœur de l’idée d’espérance, il y a la conviction que la réalité, en acte, est placée sous le signe de l’inaccomplissement, que toute existence souffre de son caractère inachevé. Sous ses diverses formes, l’espérance se place sous la catégorie de l’attente, toujours motivée par la croyance en la possibilité d’un novum béatifique. Elle est une arme qui protège dans le combat vers le salut ainsi qu’en témoigne la parole de saint Paul : « Revêtons la cuirasse de la foi et de la charité, avec le casque de l’espérance du salut » (1 Th. 5, 8). L’espérance repose donc toute entière sur une double croyance : que l’existence ici-bas est toujours imparfaite mais, qu’avec le temps, des changements mélioratifs pourront intervenir et, à terme, rendre possible l’avènement d’un salut personnel et collectif. Espérer, c’est donc penser qu’un processus de perfectionnement interprété comme mouvement est possible dans l’ordre de succession du temps, qu’une transformation orientée vers un mieux est envisageable, voire certaine.

Dans la perspective d’une théologie biblique, Thomas d’Aquin définit l’espérance comme l’ « attente certaine de la béatitude à venir » (Somme théologique, IIa II ac, q. 18). Elle se distingue de l’espoir, qui porte sur des objets concrets : l’espoir s’estime à l’aide de la raison, l’espérance se vit sous le regard de la foi. De manière plus générale, les théologiens s’accordent à dire que le propre de l’espérance est de tendre vers un bien, mais vers un bien difficile d’accès (arduum), vers un bien futur, enfin, vers un bien possible. L’espérance traduit donc une attente positive, active et engagée (puisqu’il faut tout mettre en œuvre pour surmonter la difficulté) mais aussi éclairée quant à la possibilité effective de réalisation de ce Bien[1]. De ce point de vue, l’espérance se place entre le probable et la révolution et s’inscrit directement dans un rapport déterminé à l’avenir. Sûre et ferme, la Bible nous la décrit comme l’indéfectible « ancre de l’âme ».

Chemin faisant, notre présente réflexion s’élaborera à partir de ce constat : l’espérance est en crise. A bien des égards, il semble même juste d’affirmer qu’il s’agit d’une crise sans précédent car inédite, revêtant des formes nouvelles de désenchantement. Avant toute chose il est bon de préciser que la mise en exergue d’une affirmation si désolante ne correspond pas au désir de s’imposer comme prophète de malheur pas plus qu’elle ne « flirte » avec les penchants paralysants de toute philosophie tragique quelconque. Le propos est neutre. Il part d’une simple observation du monde motivée par un ressenti personnel que cette observation devait ensuite accréditer. Le propos de l’affirmation de cette crise étant neutre, il ne s’agira ni de le dramatiser, ni de le soulager du poids de ses enjeux. De plus, dire que l’espérance est en crise n’implique pas nécessairement que nous vivions des temps de désespérance globalisée et ne signifie pas davantage qu’il faille faire la part belle à la myriade d’esprits fatalistes ou nihilistes qu’une idée reçue et fortement répandue voudrait faire passer pour l’apanage exclusif de notre siècle.[2]

A s’en tenir à la définition du dictionnaire, parler de « crise » sert à exprimer « un changement subit, souvent décisif, favorable ou défavorable au cours d’une maladie »[3]. Affirmer un état de crise, c’est porter un jugement sur le moment décisif d’un retournement. L’espérance est donc confrontée à un niveau critique et vraisemblablement crucial de son développement duquel elle sortira soit affaiblie soit renforcée, mais en tous les cas, transformée. Encore faut-il préciser les termes de notre sujet.

L’espérance dont il est ici question correspond à la version sécularisée de l’espérance. Autrement dit, nous évoquons l’espérance telle qu’elle se présente à nous sous sa forme laïque et prétendument désinvestie de tous ses présupposés théologiques et religieux, dans une société occidentale où s’observe un recul global des religions - ou plutôt, devrait-on dire, de la « transcendance religieuse ». Pourtant, l’espérance au sens propre n’est intelligible que dans un cadre de référence biblique où la catégorie de la promesse occupe une place privilégiée. Pour saint Thomas d’Aquin, l’espérance existe dans un rapport vertueux de l’homme à l’avenir et, s’identifiant pleinement à ce rapport à l’avenir, l’espérance se voit accéder au statut de vertu et plus encore au statut de vertu théologale en ce sens qu’elle prend directement Dieu pour objet, au même titre que la foi ou la charité (les deux autres vertus théologales). La visée de l’espérance est donc initialement comprise en Dieu.

Si l’on pense l’espérance sous une forme séculière, il s’ensuit qu’elle ne devrait en principe plus prendre Dieu pour objet. Et si elle doit encore prétendre au statut de vertu elle ne le peut que dans une dimension laïque et séculière de la vertu. Ainsi la catégorie de la promesse divine se voit-elle déplacée dans le champ de la promesse d’une amélioration de la condition humaine avec tout ce qu’une telle promesse a de particulier en ce que c’est l’homme qui se la fait à lui-même à travers l’ensemble de l’humanité. Car qu’elle soit théologique ou séculière, c’est sur le salut de tous les hommes que porte l’espérance et c’est seulement dans la mesure où l’individu est englobé par l’humanité qu’elle porte aussi sur lui. C’est là l’idée d’un « j’espère en toi pour nous » où, à l’altérité absolue comprise en Dieu (le « toi »), le processus de sécularisation substitue la figure de tous les hommes. En définitive, l’espérance, passée par le filtre de la sécularisation, se désolidarise de Dieu tant dans ses fondements que dans sa visée et s’affirme dans notre siècle comme valeur morale plus que comme vertu religieuse, c'est-à-dire plus comme un idéal régulateur extérieur que une comme force motrice -ou pouvoir- qui s’auto suffirait. Pourtant, même si elle semble assumer l’effacement de son Dieu originel, l’espérance reste conceptuellement accrochée à une part non négligeable de ce qu’il est convenu d’appeler l’« héritage judéo-chrétien ». Bien que sécularisée, l’espérance contemporaine conserve un rapport au temps hérité de la tradition théologique biblique et continue de s’inscrire dans la conception linéaire d’un temps ordonné en une histoire, transfigurant au passage la destinée de l’homme en un a-venir avec le présupposé prégnant que ce temps historicisé progresse vers une fin salutaire.

Là où Dieu s’imposait comme maître de l’avenir, les modernes ont trouvé place libre pour y loger la notion de Progrès. Et c’est ainsi qu’au sein d’une espérance sécularisée, l’idéal de la notion de progrès a destitué celle de Dieu et que la foi en cette notion idéelle de progrès a succédé à la foi en Dieu, dans la vision prométhéenne du progrès des sciences et des techniques. Ainsi, pendant plus de trois siècles les enfants des Lumières n’auront eu de cesse d’alimenter leur foi dans le progrès sublimé par les découvertes scientifiques et l’amélioration des conditions de vie au quotidien.

Pourtant, chemin faisant, le progrès est aujourd’hui remis en question. Loin de la forme idéale qu’il devait prendre dans l’esprit des Lumières, le progrès technique et scientifique compte désormais ses opposants[4]. Il est perçu comme une menace et toutes les espérances que l’humanité avait spontanément placées en lui se heurtent à la crainte qu’il suscite plus que jamais en ce début de millénaire. Certes, la nouveauté a toujours inquiété et par voie de conséquences, le progrès a toujours était un facteur de méfiance et la suspicion d’une certaine part de la population. La différence tient aujourd’hui à ce que cette crainte est fondée (il s’agira de voir sur quoi elle se fonde) et qu’au cours du XXe siècle les croyances progressistes vont être ébranlées par la découverte d’une barbarie scientificisée et technicisée. La crise environnementale, le constat des « dégâts du progrès » contribuent largement à une requalification de la notion de progrès en tant que progrès meurtrier. Et que ce progrès soit éclairé ou non, l’époque est passée à l’ère du catastrophisme où l’espérance ne constitue plus que l’apanage naïf des nouveaux mystiques et enthousiastes. En bref, la source d’espoir étant devenue menace, il semble clair que l’espérance se trouve lésée d’un lieu et que l’eschatologie scientiste d’une condition humaine rendue perpétuellement heureuse et en bonne santé ait sensiblement perdu de son pouvoir d’attraction.

En réalité, la question à se poser est double : en premier lieu, au nom de quoi et pour quoi maintenir l’espérance ? Mais aussi, où peut se loger une espérance sécularisée dans notre monde contemporain ? Ainsi que cela vient d’être évoqué plus haut, le progrès ne peut plus être investi d’espérance comme cela pouvait être le cas il y a moins d’un siècle. Il en résulte directement une conception désutopisée et fataliste de l’avenir. L’espérance ne sait plus où trouver son objet dans le monde et à l’inverse, le monde ne sait trop que faire d’une espérance qu’il ne peut structurellement plus loger tant il tend à se globaliser et se fermer, à se repenser comme cosmogonie tout en privant l’espérance d’un en dehors alternatif qui pourrait redonner vie à son élan eschatologique. Car si l’espérance cherche son objet, elle cherche aussi sa place dans ce monde globalisé saturé de réseaux et de flux. De sorte que l’on est amené à se demander si le monde a encore les moyens de produire l’architectonique d’un principe espérance. Une fois de plus ressurgit la difficulté conceptuelle qu’il y a à envisager une espérance séculière, devenue mondaine.

Aussi, reconnaître un processus de sécularisation de l’espérance implique de mettre en tension deux notions apparemment incompatibles car antithétiques : d’une part la sécularisation en tant que telle, qui se révèle par un affaiblissement du religieux ou par un affranchissement des individus et des institutions à l’égard de la religion[5], et, d’autre part, l’espérance, essentiellement comprise comme vertu théologale inintelligible en dehors d’un cadre biblique, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Pourtant, beaucoup s’accordent à reconnaître comme un fait établi l’existence d’espérances laïques, mondanisées et donc séculières en s’appuyant souvent sur l’exemple de la propagation et renforcement de groupes alter mondialistes et de tous ceux en général qui ne s’avouent jamais vaincus face à un système qui les dépasse. La question est de savoir ce qu’il reste à conserver d’une telle vertu dès lors qu’on l’a dépouillée de son vêtement religieux et si, par-delà sa religiosité, peut s’épanouir dans le siècle laïc, un principe demeuré intact et insensible aux fluctuations d’un contexte qu’il soit séculier ou religieux.

Or, poser la question de l’intelligibilité d’une espérance sécularisée, revient à poser celle d’un principe religieux qui serait vidé de toute sa religiosité et donc émettre l’hypothèse d’un concept vide ou rendu caduque. Et c’est ainsi que l’on voit émerger un paradoxe tant logique que conceptuel. Car, ou bien l’espérance séculière est une espérance altérée car essentiellement modifiée, ou bien la sécularisation laïque n’est qu’un leurre et l’espérance sécularisée n’est rien de moins qu’une espérance théologique déguisée qui n’a rien lâché de ses principes, de son eschatologie et de sa transcendance au quel cas l’espérance ne serait qu’un présupposé religieux de plus dans le monde laïque.

Ainsi, la première détermination à apporter est d’ordre ontologique et implique de s’interroger sur ce qu’est la religion pour l’espérance et par-là, si la forme religieuse de l’espérance n’est qu’une forme connexe de l’espérance, une modalité ontologique parmi d’autres ou au contraire, son fondement essentiel. En empruntant son vocabulaire à Leibniz, on pourrait reformuler la question et se demander laquelle de l’espérance ou de la religion se laisse prédiquer de l’autre. Deux possibilités s’offrent alors : ou bien la religion constitue l’essence de l’espérance (idée selon laquelle là où il y a de l’espérance, il y a de la religion) et l’espérance ne se laisse pas penser en dehors du cadre religieux, ou bien l’espérance constitue l’essence même du religieux. Autrement dit, soit il n’est d’espérance que religieuse, soit il n’est pas de religion qui n’espère pas. La première hypothèse (il n’est d’espérance que religieuse) paraît exclure d’emblée l’hypothèse d’une espérance sécularisée car cela reviendrait à parler d’une espérance sécularisée qui nécessairement demeurerait religieuse et l’expression même d’ « espérance séculière » ne traduirait qu’un abus de langage, voire une absurdité. Certes, le propos est à nuancer et nous aurons l’occasion de nous demander si la persistance du religieux empêche le processus de sécularisation ou si au contraire cette dernière s’y intègre comme partie ou étape[6]. Quoi qu’il en soit, la notion même d’espérance séculière nous accule à un paradoxe logique et conceptuel qu’il conviendra de tenter de dépasser selon que ce paradoxe se révélera de nature sémantique (auquel cas il suffit de rétablir un sens commun au langage) ou radicale.

A ce paradoxe logique et conceptuel, s’ajoute un paradoxe que l’on peut qualifier de politique. Il s’agirait de concevoir le processus même de sécularisation comme un processus de fermeture politique au champ de l’espérance. Cette fermeture aurait pour effet d’avoir rendue l’espérance moribonde voire même l’expression d’une idée morte, un cadavre notionnel. A vrai dire, on est en droit de demander des preuves effectives de cette mort -encore présumée- de l’espérance. Comme le remarquait Ernst Bloch[7], « l’homme a l’espoir chevillé au corps » et il est probable que cette force salutaire demeure inextinguible dans le cœur des hommes. Mais encore une fois, il faut distinguer entre espoir et espérance et faire la remarque que Pierre-André Taguieff[8] formule à propos du progrès : il n’est plus d’espérance au sens fort et historique, il n’y a que de petits espoirs concrets de la quotidienneté et la fougue des millénaristes ou autres enthousiastes a cédé la place au pragmatisme étroit des petits réformateurs[9].

De manière générale, la faiblesse de l’espérance aujourd’hui est d’être celle d’un siècle désenchanté. Le « désenchantement » (du monde) est un terme utilisé par Max Weber pour qualifier un certain nombre de traits caractéristiques de la modernité. On parle de désenchantement quand une réalité perd de son mystère et qu’il n’existe plus d’écart entre ce qu’elle est et la manière dont elle apparaît. En d’autres termes, la modernité se caractérise par le recul des croyances diverses qui accordaient aux choses un caractère magique et sacré. Pour Weber, le processus de sécularisation aurait mis le point final au processus de désenchantement (Entzäuberung) du monde et achevé la progressive « élimination de la magie en tant que technique de salut. »[10] Autrement dit, l’espérance est victime d’un mal exogène qu’elle ne peut dépasser seule. Ce mal, c’est le monde actuel qui précarise l’espérance. Toute la question est de savoir s’il est seulement envisageable de transposer la transcendance du sens de l’espérance à l’immanence du sens mondain et si l’espérance vaut encore comme moteur de l’action dès lors qu’elle se retrouve cantonnée aux limites et contraintes d’un monde désenchanté.

Ainsi, dans une perspective politique, il ne s’agit pas d’invalider le principe espérance comme concept (car un concept ne s’invalide que d’un point de vue logique ou ontologique) mais simplement de montrer à quel point il souffre d’un manque de réception dans le monde contemporain. Et tout se passe comme si le monde actuel récusait les moyens d’accueillir une espérance forte et vertueuse en son sein.

La tension antinomique entre le concept d’espérance et le concept de sécularisation produit donc le paradoxe politique suivant : comment intégrer l’horizon infini de l’espérance aux limites du monde, comment faire coexister l’espérance dans le champ très contemporain des « politiques de prévention des risques » et autres « principes de précaution » dont la généralisation du discours s’ajoute à autant d’indices qui laissent à penser que, dans un monde globalisé et désenchanté, l’espérance utopique est en voie de devenir un idéal précaire.

Aussi, quel que soit l’angle de vue que l’on adopte, la question du logos de l’espérance demeure. L’espérance possède son langage, son discours. Même, elle est ce langage et ce discours portés tout à la fois par le rêve, la prophétie ou plus simplement l’action à travers laquelle elle s’exprime le plus souvent. Le langage de l’espérance a traversé les siècles. Si les différentes représentations qu’il soutenait varient entre elles, il en est toujours ressorti quelques constantes fondamentales, à savoir : l’aspiration au bonheur placée dans le cœur de tout homme, l’attente confiante en un avenir meilleur, l’idée d’une flèche ascendante venue infléchir le cours inéluctable du temps. Tout le problème est de savoir si un tel langage fait encore sens dans un monde contemporain structurellement différent et marqué par un renversement de son rapport au temps que l’on aura le temps d’expliciter plus loin. De cette manière, la question cruciale qui se pose désormais est la suivante : le langage de l’espérance fait-il encore sens dans un monde sécularisé ? De là découle d’autres interrogations essentielles : comment ce langage est-il compris, reçu, partagé ? Faut-il encore croire et penser un horizon de sens commun ou faut-il accepter le délitement des idéaux et de la vertu au profit d’une éthique de l’action plus pragmatique ?

Selon George Bernanos, le tort des Modernes a été d’oublier que l’espérance est avant tout « une vertu héroïque », c'est-à-dire une vertu relevant de la surérogation morale et que l’on ne peut donc exiger de tous les mortels, rapprochant ainsi l’espérance « envers et contre tout » de la sainteté morale. Il dénonce par là le présupposé dogmatique du progrès moderne, selon lequel l’humanité tout entière suit et doit suivre le même chemin conduisant au bonheur et qui assimile l’universalisation de l’espérance aux aspirations naïves d’une vulgate progressiste par lesquelles on se console du présent en s’illusionnant sur l’avenir conçu sur la croyance en des lendemains qui chantent. « Eh bien ! nous dit Bernanos. Nous en avons assez de ces bêtises ! »[11] Ce qui a disparu aujourd’hui de la rhétorique morale, c’est donc d’abord l’invocation héroïque de l’espérance comme combat libérateur contre les forces aveugles de la nature ou comme lutte victorieuse contre la superstition. De là le fait que l’époque contemporaine rend impossible une pensée de l’espérance qui transcende le seul champ des possibles et que l’espérance contre toute espérance, dont fait preuve Abraham, entre aujourd’hui davantage dans nos catégories de l’irresponsabilité et des indigentes utopies de doux rêveurs.[12] On assiste donc à la double disparition de l’héroïsme et d’une foi privée d’objet.[13] Cette double disparition nous plonge dans l’élément de vie prosaïque travaillée par la déception, ou dans celui du non-sens et du doute sceptique, quand ce n’est pas dans celui de l’inquiétude et du désarroi. La conséquence est qu’en ce début de XXIème siècle, l’espérance semble bel et bien privée de ses assises conceptuelles : la présence du divin est perdue et délibérément remplacée par la volonté de l’homme, d’où l’idée selon laquelle « Le monde doit être comme je veux ». Pourtant, le monde n’est jamais comme nous le voulons d’autant plus que nous réalisons aujourd’hui à quel point l’idée anthropocentriste de « changer le monde » à l’image de l’homme s’avère présomptueuse et vaine depuis que le devenir du monde tend à s’affranchir de notre volonté en même temps que se trouvait déjà périmée l’hétéronomie de la loi divine[14]. Le monde n’est plus sous l’emprise de Dieu (depuis le lucide constat nietzschéen de la mort de Dieu) et n’est même plus, aujourd’hui, sous l’emprise totale de la volonté humaine tant il tend à se systématiser et à pénétrer des logiques globales qui parviennent à abstraire l’individu de son fonctionnement.

Si ce constat est valide, se pose alors la question du devenir de l’espérance dans un monde auto normé, auto suffisant, qui ne se pense plus que de l’intérieur sans que jamais n’émerge la possibilité de penser un en dehors seul à même de reproduire un élan eschatologique transcendant dans une sphère mondaine et laïque. C’est donc en dernier ressort que l’espérance nous contraint à un choix éthique qui aura tôt fait de prendre la forme d’un dilemme, à savoir : comment penser la responsabilité de l’espérance pour la pensée et l’action dans le monde contemporain ? Doit-on se satisfaire de la chronique d’une mort annoncée et l’assumer comme telle ? Ou doit-on travailler à une re-conceptualisation de l’espérance en phase avec l’ontologie de la post-modernité actuelle ? Autant de questions pour l’instant laissées en suspens mais qui demeurent essentielles pour notre appréhension du futur à venir dès lors que l’on se met d’accord avec Jean-Marie Guyau pour affirmer que « L’avenir n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous allons. »[15]


[1] Notons qu’en l’occurrence la possibilité est davantage normée par son caractère prophétique que par toute prévision ou anticipation d’origine purement et exclusivement rationnelle.

[2] Il suffit de parcourir les titres sur l’étal des libraires pour en avoir la preuve…

[3] In Le Petit Larousse

[4] Comme si on se rendait enfin compte que le progrès ne peut être pensé de manière globale et infinie. C’est là une idée que l’on retrouve développée chez Raymond RUYER dans L’Utopie et les utopies, 1950

[5] Par extension, on peut tout aussi bien parler d’un affranchissement à l’égard de tout projet collectif en général.

[6] Voir Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde.

[7] Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, Gallimard, coll. NRF, Paris, 1976

[8] Pierre-André TAGUIEFF, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Editions Flammarion, Paris, 2004.

[9] Le Plan du Salut fait moins recette que la petite alchimie de l’excitation des plaisirs quotidiens.

[10] Max WEBER, L’esprit du capitalisme, trad. française p. 134

[11] « Les imbéciles (…) préfèrent s’en remettre au Temps. La civilisation du jour est nécessairement supérieure à celle de la veille et celle du lendemain lui sera nettement supérieure pour la même raison. Si les hommes ne s’y trouvent pas à leur aise, et s’y dévorent entre eux comme des rats dans une ratière, c’est que la civilisation n’est pas celle d’aujourd’hui mais de demain ou d’après-demain ! L’homme est en retard sur le calendrier, voilà tout. Eh bien ! Nous en avons assez de ces bêtises ! » George Bernanos, La liberté pour quoi faire ?, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1995, p. 27.

[12] L’espérance chrétienne reprend et accomplit l’espérance du peuple élu et trouve son origine dans l’espérance d’Abraham comblé en Isaac des promesses de Dieu et purifié par l’épreuve du sacrifice : « Espérant contre toute espérance, il crut et devint père de la multitude des peuples. » (Paul, Rm 4, 18)

[13] Dieu pour le versant théologale de l’espérance, la notion de Progrès pour le versant moderne et rationaliste –les deux alimentant la croyance des hommes dans leurs aspirations au bonheur et au Salut, qu’il soit terrestre ou accès au Royaume des cieux.

[14] Il s’affranchit de notre volonté via des systèmes et processus de globalisation qui récusent la force et la puissance de la volonté individuelle.

[15] Jean-Marie Guyau, La Genèse de l’idée de temps cité par Pierre-André TAGUIEFF, Le Sens du progrès, op. cit. p. 6

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