dimanche 16 novembre 2008

Ma lubie du moment... Jean-Pierre Blanchard, aéronaute.

(ARTICLE EN COURS, VERSION NON DEFINITIVE)

Mais qui se souvient encore de Jean-Pierre Blanchard ? Les écoliers des Andelys, sans doute, contraints malgré eux d’honorer la mémoire de celui qui donna son nom à leur école, les promeneurs de Calais, peut être, qui au hasard d’un détour ont une fois contemplé, dubitatifs, la colonne commémorative de l’illustre aéronaute français ou bien encore quelques tordus du ballon ou de l’histoire des sciences suffisamment calés sur la valeur énergétique de l’hydrogène.

Jean-Pierre Blanchard, physicien-aéronaute, aussi célèbre en son temps qu’injustement méconnu aujourd’hui et dont la gloire n’eût d’égale que sa malchance, a su montrer malgré lui que la détermination élève au prestige quand bien même vous aviez déjà sombré dans l’abîme du ridicule le plus cruel. Certes, cette élévation, ou plutôt « ascension », devait s’effectuer avec pertes et fracas mais notre homme était aussi têtu que courageux. Son histoire, que nous narrerons bientôt, en apportera la preuve.

Le 4 juillet 1753, en la paroisse Saint Sauveur du Petit Andely dans l’Eure, un tourneur, ébéniste, armurier, machiniste devait parapher l’acte de baptême de son fils, le petit Jean-Pierre. Il ne se doutait certainement pas qu’il inaugurait ainsi cinquante-six ans de l’existence trépidante et rocambolesque d’un futur pionnier de l’aéronautique. Pourtant, les évènements allaient s’enchaîner assez vite et le petit Jean-Pierre faire montre de talents aussi précoces que fantaisistes.

A l’âge de douze ans, le jeune garçon concevait un piège à rat qui avait ceci de particulier qu’il offrait au rat malchanceux l’occasion fatale de se tirer directement une balle dans la tête. Autodidacte, il fabrique des automates et des voitures à pédales. Par la suite, alors âgé de seize ans, Jean-Pierre Blanchard inventait un procédé inédit de pompe hydraulique permettant d’alimenter le château Gaillard depuis les rives de la Seine située 122 mètres plus bas (l’expérience fut renouvelée à Grenoble et Vernon).

Dans les années 1770, Blanchard travaillait à la réalisation de machines volantes « plus lourdes que l’air » dont l’une impliquait que les occupants « rament » en l’air afin d’actionner de grandes ailes mobiles fixées à une nacelle habitée, elle-même surplombée par un ballon gonflé à l’hydrogène, gaz découvert en 1766 par Cavendish. Il s’agit de son premier projet de « vaisseau volant ayant la forme d’un oiseau, muni de six ailes et de gouvernail ». Le pari est ambitieux car il entendait résoudre le problème majeur qui allait préoccuper les aéronautes pendant plus d’un siècle : comment rendre les aérostats dirigeables ?

Un siècle plus tard, cette préoccupation allait être reprise par Nadar qui croyait lui aussi en la possibilité et le gain de machines volantes "plus lourdes que l'air"". Bien que le succés futur du dirigeable et du Zeppelin allait lui donner tort, Nadar que le ballon aérostatique, trop léger, ne permettait pas la navigaition. Il alla jusqu'à dire que sous cette forme le ballon conduirait à "la fin de l'aéronautique."

Mais revenons à Blanchard. L'aéronaute balbutiant organise donc une démonstration publique le 5 mai 1782, mais son engin alourdi par trop de sophistications inutiles ne pourra décoller. Echéc de la tentative de faire voler une machine plus lourde que l'air. Le physicien Lalande, lui expliquera l’inanité de son projet et Blanchard comprend qu’il doit alléger son ballon et renoncer à son encombrante ramure qui ne lui est d’ailleurs d’aucun secours. Suite à cet échec navrant qui le couvre de ridicule, Jean-Pierre Blanchard se trouve être la cible de toutes les moqueries : une multitude de caricatures fort désavantageuses le représentent cloué au sol s’escrimant avec sa machine infernale et de nombreuses chansons satiriques s’en donnent à cœur joie pour l’humilier un peu plus.

Dans un élan aussi désespéré qu’audacieux, il tente de rallier les parisiens moqueurs et incrédules à sa cause en affirmant publiquement faire l’objet d’une prophétie de Nostradamus (Journal de Paris, 23 mai 1782) :

En l’an mille sept cent, octante plus et moins

Attendres dans le Ciel étrange phénomène

Grande ville aux abois qui force gens promène

Tous jusqu’aux Marmots veulent être témoins.

Plus de guerre n’est bruit et quoi qu’on en espère,

Chacun d’iceux sera dupe de la Chimère.

Quoi qu’il en soit, la ténacité de Blanchard le conduit rapidement à ses fins et le 2 (ou 4 ?) mars 1784, Blanchard présente à la foule réunie sur le Champ de Mars à Paris un aérostat habité de 27 pieds de diamètre. Le ballon, gonflé à l’hydrogène (et non à l’air chaud utilisé par les frères Montgolfier) est muni d’une hélice et de rames en plumes mues par la force des bras (il semblerait que Nadar, en son temps, se soit attribué l'idée du recours à l'hélice sur un engin volant mais il semblerait pourtant que Blanchard et sa femme avaient déjà breveté l'application aéronautique de l'hélice).En 1784, Blanchard a considérablement amélioré et allégé son dispositif depuis sa première tentative et, à bien des égards, semble s’être inspiré de certaines techniques élaborées par les frères Montgolfier pour réussir l’ascension.

La vraie originalité de l’appareil de Blanchard se résume ici en trois points : l’utilisation de l’hydrogène comme carburant, le recours inédit à l’hélice (Blanchard est le premier à avoir l’idée de fixer des hélices à des engins aéroportés) et la volonté de diriger la direction d’un ballon qu’il souhaite non captif. Sic itur ad astra, telle était la devise de Blanchard.

L’expérience du Champ de Mars est couronné de succès : le ballon, poussé par le vent, franchit la Seine et revient pour se poser rue de Sèvres. Le public ébahi, envahissant les places, les avenues et les toits, assiste au premier vol d’un ballon non captif capable d’atterrir sans s’écraser de manière autonome (ce que n’avaient pas réussi à accomplir les frères Montgolfier).

Pour la petite histoire, il faut signaler l’incident dont Blanchard fut victime juste avant de décoller en ce jour du 2 (ou 4) mars 1784. Encore faut-il préciser que Blanchard était coutumier du fait et semblait s’attirer les coups du sort les plus invraisemblables ou cocasses, mais passons. Voici les faits : pour cette toute première ascension, Blanchard avait convié l’un de ses mécènes, Dom Puech qui, s’apprêtant à grimper dans la nacelle, en fut brusquement empêché par un jeune militaire insensé, lequel sorti des rangs en brandissant son épée déclara vouloir le seul à monter dans le ballon avec Blanchard. L’aéronaute, qui en fut quitte pour se faire planter la lame dans la main, refusa la requête folle et provoqua la colère du jeune homme. Furieux, ce dernier saccagea avec son épée tous les outils de navigation qui se trouvaient dans la nacelle et provoqua une déchirure dans la partie supérieure du ballon. Le militaire se trouva bientôt maîtrisé mais de l’hydrogène commençait à s’échapper dangereusement par le trou béant. N’écoutant que lui, sourd aux conseils de ses amis qui lui recommandaient de reporter son ascension compromise par la fuite d’hydrogène, Blanchard décide de s’envoler. Il lâche du leste, défait lui-même la corde et prend de l’altitude. Trop rapidement en réalité : la fuite d’hydrogène le fait monter en vrille façon baudruche folle. Blanchard dira même s’être retrouvé dans un nuage de basse altitude, ce qui a l’époque, demeurait une expérience aussi inédite qu’angoissante. Il semblerait que le jeune militaire fougueux ait été un certain Dupont de Chambon, ce dont on est à peu prés sûrs aujourd’hui mais une légende attribue ce forfait à un jeune élève prometteur de l’Ecole militaire qui n’était autre que Napoléon Bonaparte. Légende accréditée par des mémoires apocryphes de Bonaparte, apocryphes donc peu fiables.

C’est l’année suivante que Blanchard imprimera définitivement son nom dans l’histoire de l’aéronautique et atteindra le sommet de sa gloire.

Le 7 janvier 1785, accompagné de son fidèle mécène John Jeffries, Blanchard devient le premier homme à avoir traversé la Manche par voie aérienne en reliant Douvres à Guines près de Calais en 2 heures 25 minutes à bord d’un ballon gonflé à l’hydrogène. A ce titre, Louis XVI accordera une pension à Blanchard pour avoir été « le premier aéronaute qui ait traversé les mers ». Le succès est retentissant dans toute l’Europe et l’on parle de Blanchard jusqu’aux Etats-Unis.

Comme il fallait s’y attendre, cette traversée n’a pas été de tout repos. En effet, après seulement un tiers de la traversée, Blanchard et Jeffries se mirent à perdre beaucoup d’altitude et à se rapprocher de manière critique du niveau de la mer. Pour regagner en altitude et éviter tant la mer que les falaises approchantes, il leur fallut d’abord se séparer de tout le leste de la nacelle. Mesure insuffisante, le ballon descendait encore. Ils jetèrent alors toutes leurs vivres et appareils de navigation à la mer. Mais le ballons s’entêtait toujours à vouloir flirter avec les vagues. Aussi, pour éviter d’avoir à se séparer de la nacelle elle-même, Jeffries et Blanchard firent le choix de se déshabiller totalement. La facétieuse embarcation satisfaite de cet impudique sacrifice regagnait enfin en altitude. Et après un arc de ciel décrit dans le ciel, l’aérostat se posa au milieu d’un bois, sur la terre ferme sans qu’il n’y eût de blessés ou de dégâts.

dimanche 19 octobre 2008

La citation du jour

Les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action.
Hannah Arendt.

Connaître et sentir

Connaître et sentir

La sensation semble le seul moyen par lequel nous entrons en contact avec le monde extérieur, du moins est-ce le seul à nous en fournir une expérience directe. On peut la définir comme un médium entre le monde et moi duquel surgiront des connaissances discursives concernant l’extérieur. La sensation apparaît dès lors comme la seule source d’information dont nous disposons pour appréhender le monde qui nous entoure. De plus, elle nous renseigne sur nous-mêmes, sur nos états internes et c’est ce qui nous pousse à reconnaître un pouvoir cognitif à la sensation. Jusque là, rien de très problématique. Sauf à apercevoir le caractère mouvant, changeant et relatif des informations fournies par les sens. De là se pose le problème de la sensation et de son rapport au vrai. En effet, si une proposition vraie est par nature universelle et nécessaire, quelle valeur accorder à une information contingente par nature car transmise par les sens ? Ou autrement dit, quel est le statut et la valeur de la connaissance sensible ? Ces interrogations sur l’ambiguïté du rapport entre « sentir » et « connaître » ont alimenté, au cours des siècles, de nombreuses controverses lesquelles ont laissé leur emprunte dans l’histoire de la philosophie. Longtemps, la sensation a souffert du discrédit de nombreux philosophes qui ne lui accordaient aucune créance. On a donc beaucoup fait le procès de la sensation comme source illégitime du savoir en même temps que d’autres s’employaient à la réhabiliter et à faire reconnaître l’utilité de son pouvoir de cognition. Mais le problème est plus complexe qu’il n’y paraît d’abord et au-delà des antagonismes habituels, amène nécessairement à s’interroger sur le statut ontologique d’une connaissance sensible.

Lorsque la sensation se trouve accusée de ne pas être une source sûre de connaissance, ce sont en général les trois même chefs d’accusation qui refont surface : d’abord, le fait de « sentir » est relatif et contingent ne procurant alors qu’une connaissance accidentelle et contextuelle de l’objet. D’où il s’ensuit que les sens ne peuvent nous renseigner sur l’essence des choses et que la connaissance qu’ils en donnent demeure nécessairement superficielle. Enfin, l’accusation la plus grave est celle que les sens sont généralement trompeurs et n’apportent que des connaissances fausses en nous maintenant au niveau de l’illusion.

Reprenons les arguments dans l’ordre et pour commencer, revenons au premier. Certes, il apparaît comme évident que nous ne percevons pas tous la même chose et que le monde extérieur ne s’imprime pas dans nos organes sensoriels de la même manière en tout individu. Cela tient à ce qu’une sensation est éminemment déterminée par le contexte, qu’il soit interne ou externe au sujet sentant. Les impressions sensibles diffèrent d’un individu à l’autre, d’un moment à l’autre et rien ne prouve que deux individus replacés dans le même contexte puissent avoir deux sensations identiques provenant d’un même objet. Cela revient à dire que si les sensations sont relatives, ne serait-ce qu’à l’espace, c’est qu’elles ne sont ni universelles, ni éternelles. Ce qui signifie que, dans une première approche tout au moins, les informations délivrées par nos sens n’ont de valeur que pour un instant donné et que pour un individu donné. D’où leur caractère contingent et accidentel. Les exemples ne manquent pas : par exemple, mettons deux personnes dans la même pièce, l’une au repos et l’autre en activité, il est fort probable que la première déclarera avoir plus froid que la seconde quand bien même la température ambiante est identique pour les deux ou alors que pour deux personnes qui se brûlent un doigt au même degré, l’intensité de la douleur ressentie peut sensiblement varier d’une personne à l’autre. De même, l’état de notre organisme influe sur notre perception : quand on a la jaunisse on voit tout en jaune, quand on souffre d’agusie le palais ne reconnaît aucune saveur et lorsque l’on a de la fièvre on est plus sensible à l’impression de froid.

On voit alors mal comment est-ce que nos sens, si étroitement liés à la contingence et à la relativité de nos perceptions pourraient nous renseigner sur la nature véritable des objets. Ceci nous amène directement à l’argument platonicien revu plus tard par Descartes selon lequel la sensation ne nous renseigne pas sur l’essence des choses. En effet, si pour Platon, la connaissance n’est que le ressouvenir appartenant à l’âme seule (réminiscence), la sensation en tant qu’outil de connaissance se voit dès lors fortement récusée. Platon considère les sens comme une source tout à fait illégitime, dans la mesure où ils brouillent la connaissance. Ils ne livrent même pas un matériau imparfait que l’âme ou la raison auraient charge de retravailler, mais ils charrient au cœur du procès cognitif ce qui le rendra impur. Ainsi, toute information sensible délivrée par le corps devra être totalement écartée de l’enquête scientifique. Le critère est le suivant : la sensation ne nous met pas en rapport avec l’objet tel qu’il est « en soi », c’est à dire avec l’essence des choses. C’est pourquoi, selon Platon, on ne peut avoir de connaissance de l’essence des choses par la voie du sensible. La sensation, parce qu’elle passe par le corps, perturbe alors la recherche du vrai.

Aristote, élève de Platon, a repris la même problématique relative à la sensation. Mais à la différence de son maître, il s’est attaché à réhabiliter la sensation et surtout le sensible, bien qu’il n’était pour lui pas question non plus de ramener la connaissance à la première. Certes, bien qu’Aristote reconnaisse l’existence de régularités dans la perception des êtres sensibles et qu’à partir de là il affirme la possibilité d’en extraire une véritable connaissance, il n’en demeure pas moins pour lui que la sensation est inapte à fonder la science. La raison en est que la sensation ne nous dit le « pourquoi de rien » (Métaphysique, A, 1, 981b). En effet, si l’objet premier de la science (en tant que cette dernière vise à expliquer le monde) ce sont les causes, il faut reconnaître que nous n’en avons jamais la sensation, autrement dit nous n’avons pas de sensations des causes qui sont au fondement même de l’édifice scientifique tel que l’entendait Aristote. En résumé, il n’est de science que de l’universel et les sensations sont individuelles. Ce n’est donc pas au nom d’essences immuables et idéelles (Platon) mais au nom de causes invariables que les prérogatives de la sensation sont limitées.

C’est finalement le même argument platonicien, repris dans une autre perspective que l’on retrouve chez Descartes avec l’exemple du morceau de cire (« Méditations secondes » in Méditations métaphysiques). En effet, il y montre que l’objet que l’on vise ne peut se ramener aux sensations que nous en avons. Cela pour des raisons qui tiennent à la permanence nécessaire de cet objet (le morceau de cire), et au fait que l’ensemble de ses qualités sensibles peut se transformer sans que pour autant nous cessions de le penser comme le même objet. Ainsi, l’essence du morceau de cire n’est constituée ni par sa couleur, ni par sa saveur, ni par son odeur, lesquelles s’y trouvent « changées » alors que « la même cire demeure ». Or, ce n’est donc pas par les sens que nous savons qu’il s’agit de la même puisque rien de ce qui tombait sous les sens ne subsiste dans les changements d’état de la cire. Selon Descartes, nous savons qu’il s’agit de la même cire par une « inspection de l’esprit », une connaissance rationnelle qui nous permet de dégager l’essence des choses au-delà de leur apparence. L’idée de cire préexiste dans notre esprit, elle est innée, immuable dans son essence. Ainsi, par cette intuition rationnelle, et de cette façon seulement, pouvons-nous parvenir à la connaissance. Tout autre mode de connaissance, à commencer par la sensation, risquerait d’induire en erreur.

De plus, le fait que les sens sont dits « trompeurs » et que certaines erreurs des sens soient avérées contribue à renforcer cette hostilité à l’égard de la sensation. Le point de vue radical serait de renier toute possibilité de vrai dans la sensation et de ne voir en elle que « trahison » de l’image réelle du monde et fausseté. Ni Platon, ni Descartes ne sont aller aussi loin dans leur réquisitoire contre la sensation, ce qu’ils nient tout deux, c’est la possibilité que la sensation soit l’origine du vrai. Mais tout deux lui accordent, dans deux optiques très différentes, un intérêt et un rôle indubitable puisque chez Platon, la sensation est au moins l’occasion de la réminiscence et que chez Descartes elle nous fournit des renseignements utiles à la vie quotidienne à défaut de nous renseigner sur la nature des choses.

Nous venons de donner un aperçu non exhaustif des critiques parfois virulentes adressées à la sensation. Ce n’est toutefois pas la sensation en elle-même qui est critiqué mais la place qu’on est susceptible de lui octroyer, à tort dirons certains, dans le champ de la connaissance. Voyons maintenant quels sont les partisans de la sensation et avec quels arguments ils tentent de la réhabiliter.

C’est surtout le fait des empiristes et sensualistes que d’avoir réintroduit la sensation dans la faculté de la connaissance. Mais pas seulement car les rationalistes, de leur coté, ont bien souvent nuancer leurs propos. Admettre la relativité de la sensation, ce n’est pas tomber dans l’écueil du scepticisme le plus profond étant donné que cette relativité n’exclut pas la connaissance dans son intégralité et n’annihile pas la possibilité du vrai.

Pour commencer, étudions le point de vue de l’empiriste anglais, John Locke, dont les travaux font état d’une véritable reconnaissance de la valeur de la sensation, dans le processus cognitif notamment. Pour Locke, sensation et réflexion sont source de nos idées. Selon lui, l’âme est originairement semblable à une « Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. » (Essai sur l’entendement humain). C’est à dire qu’à l’opposée de la conception de Descartes, elle n’est en possession d’aucune idées innées, elle est absolument vierge. Comment vient-elle alors à recevoir des idées ? Locke répond : par l’expérience. Selon lui, cette dernière constitue le fondement de toute connaissance et c’est en elle que les idées y tirent leur première origine. Tout se passe à peu près ainsi : l’expérience nous fournit l’occasion de l’observation (active) que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles ou sur les « opérations intérieures de notre âme », c’est à dire nos états de conscience. Ainsi, nous apercevons des choses et réfléchissons sur nous-mêmes, et ce sont là les deux sources d’où proviennent naturellement toutes nos idées (nos « matériaux de pensée »). Mais les objets extérieurs que nous observons viennent frapper les organes des sens et « font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. » (Essai sur l’entendement humain) Ainsi, si l’observation est active (on observe quelque chose), la sensation est passive puisque c’est l’objet qui s’imprime dans nos sens à l’occasion de l’observation afin de communiquer à l’entendement toutes les idées issues de cette sensation et que nous nommons « qualités sensibles ». Et ce sont ces qualités sensibles qui les premières s’impriment en nous après la naissance, car ce sont les premières qui se présentent à nous (la lumière par exemple). Tout ceci semble bien confirmer le célèbre adage empiriste selon lequel « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait auparavant été dans les sens. » Mais ce type d’idées empiriquement et immédiatement acquises fournit-il une véritable connaissance de l’objet ? On serait tenter de répondre oui dans la mesure ou une simple sensation lumineuse produit en moi la connaissance suffisante pour que par la suite je sois moi-même capable d’identifier tel ou tel phénomène comme étant lumineux. Cependant, comme l’a dit Aristote, « la sensation ne nous dit le pourquoi de rien », nous sommes forcées d’admettre que la connaissance ainsi produite n’est qu’attachée au phénomène apparent et ne produit en aucune manière un véritable savoir capable de nous éclairer complètement quant à la nature de l’objet perçu par les sens. C’est pour cette raison que toutes nos idées formées immédiatement par les sens doivent se doubler d’un jeu réflexif avec l’intérieur et l’extérieur et que les sensations transmises comme telles à l’entendement doivent se doubler d’un jugement perceptif afin de les modifier. Par exemple, si je n’avais de connaissance d’un dé que par la perception immédiate que la vue de ce dé transmettrait à mon entendement, j’aurai toute les raisons de croire qu’il n’a que trois faces. Sans une reconstruction rationnelle de l’objet perçu, laquelle n’est possible que par les expériences antérieures que j’aurai déjà faite de la forme cubique, je n’aurai jamais l’idée qu'un dé qui n’offre à mes sens que trois face en ait en réalité six.

Condillac qui sera l’un des premiers philosophes à réduire le problème de la métaphysique à celui de la connaissance, critiquera le concept lockien de « réflexion » pour ne garder que celui de « sensation ». Il s’abstient de rechercher l’essence des êtres et tout comme Locke récuse l’existence d’idées innées. Pour Condillac, la sensation est liée à l'attention et l’attention est liée à la conscience que l’on prend de cette sensation. De plus, la sensation est ici aussi posée comme « source de toute connaissance » car nous n’avons de connaissance au départ que par les phénomènes perçus par la sensation ; elle est aussi ce qui « produit un changement », d’où l’idée fondamentale chez Condillac de sensation transformée. Il suppose une statue qui acquerrait successivement les cinq sens. Cette acquisition engendre peu à peu l’ensemble de nos facultés. Ainsi, avec l’exemple de la statue, Condillac montre que le sujet se construit par l’ensemble de ses sensations. A l’instar de Locke, Condillac affirme alors qu’il n’y a pas de connaissances qui ne viennent pas des sens. En effet, tout s’engendre à partir de la sensation, elle se transforme d’abord en attention (nous n’avons pas de sensations sans en avoir conscience) puis en comparaison et enfin en jugement perceptif.

Locke et Condillac, nous le voyons, mais aussi Berkeley ou Merleau-Ponty pour ne citer qu’eux, se sont donc opposés aux conceptions dites rationalistes pour réintroduire la sensation au sein du champ de la connaissance. Mais il faut ajouter à leur suite qu’en réalité aucun argument des rationalistes ne serait parvenu à récuser totalement le pouvoir cognitif de la sensation et qu’à l’inverse, s’il n’existe pas de science de la sensation, il n’y a pas non plus de science possible sans sensation ainsi que l’a justement fait remarqué Aristote. De même, pourquoi ne pas reconnaître à la sensation le pouvoir de fonder une pseudo-science ou un pseudo-savoir, lesquelles sans faire du sentir une faculté supérieure de la connaissance ne le discréditerait pas à jamais, écartant ainsi le risque de sombrer dans l’aporie du scepticisme. Pourtant, les rationalistes et les sceptiques n’ont jamais manqué de dénoncer la sensation comme image du faux, ou comme retranscription erronée de la réalité. Certes, le problème de traduction qu’il y a entre l’objet perçu et tel qu’il se donne à la perception lors d’une impression sensible, est bien réel. Mais ce serait de la mauvaise foi que de ne pas reconnaître une si apparente régularités dans les sens et que les fois où ils nous trompent restent exceptionnelles.

Alors quel crédit accorder à la connaissance sensible ? Que vaut-elle relativement à l’objet perçu ? Au terme de discussions philosophiques étalées sur plusieurs siècles, le débat peut sembler étonnement statique. Les mêmes questions resurgissent, témoignant ainsi de l’insatisfaction suscitée par toutes les réponses jusque là formulées. On s’aperçoit qu’il est légitime sous bien des aspects de critiquer la connaissance sensible sans qu’il soit juste de la condamner complètement. Même, il faut lui reconnaître son importance et le rôle crucial qu’elle joue effectivement dans l’acquisition de nos connaissances successives. Le problème de la sensation apparaît dès lors comme celui de sa délimitation dans le champ de la connaissance et c’est pourquoi il est maintenant nécessaire de s’interroger sur le statut de la connaissance sensible.

Certes, il faut convenir avec Aristote qu’il n’y a de science que de l’universel et que la sensation, traitant du particulier, ne saurait valoir comme connaissance scientifique. Mais si l’on reconnaît que toute connaissance n’est pas scientifique et que le ressentir peut constituer une autre catégorie de la connaissance, alors il faut reconnaître à la sensation la place évidente qu’elle occupe dans la constitution d’une connaissance. C’est ce que semble reconnaître Aristote lorsqu’il affirme que s’il n’y a de science que de la substance, cela n’empêche en rien de penser une substance sensible. Si en effet la sensation n’est pas à proprement parler une science, elle en est toutefois la condition puisqu’il « est impossible d’acquérir la science des universels autrement que par induction » et qu’« induire est impossible pour qui n’a pas la sensation. » (Seconde Analytique, I, 18, 81 ab ). Ainsi, la sensation produit en nous de l’universel par une induction discontinue. En résumé, la sensation ne permet pas au sujet sensible d’avoir une connaissance vraie de l’objet observé, la sensation reste au niveau de la probabilité. Le statut ontologique de la connaissance est de ce point de vue celui d'une probabilité.

C’est aussi ce que pensera Descartes en accordant à la connaissance sensible une validité probable à défaut d’indubitable de telle sorte que les sens m’informent sur ces qui est utile à défaut de dire le vrai quant à l’essence des choses. Aussi, n’est-ce pas tant de la sensation qu’il faut ce méfier que du jugement perceptif que nous y ajoutons car la sensation, au delà du plaisir ou du déplaisir qu’elle peut provoquer, est une source de connaissance, bien qu’elle n’entre pas dans la même catégorie que celle de la science.

En effet, la sensation a à voir avec l’intelligence et la mémoire. Pour Aristote, le plaisir provoqué par la sensation suscite chez les hommes le désir de savoir et chez les êtres intelligents, la sensation engendre la mémoire. Or les êtres dotés de mémoire « sont plus intelligents et plus aptes à apprendre que ceux qui sont incapables de se souvenir." Ainsi, existerait-il un rapport de proportionnalité entre l’acuité des sens dont on dispose et l’intelligence ou faculté d’apprendre. De la même manière, on voit bien que la faculté du souvenir d’une sensation, permet l’anticipation d’un danger par exemple, c’est en effet grâce à une sensation de brûlure originairement ressentie et dont je garde le souvenir que je me garde bien de mettre ma main dans un feu. Sans la faculté de sentir, je n’aurai pas les moyens de satisfaire mon corps, ne pouvant identifier ses besoins, ni le prévenir d’un quelconque danger étant donné qu’il manquerait à ma conscience certaines informations essentielles qui ne peuvent parvenir à elle autrement que par les sens. Le degré de probabilité de nos sensations apparaît donc comme le critère qui nous permet de valider certaines de ces sensations, opération sans laquelle l’existence serait impossible. En ce qu’elle est probable, la connaissance sensible serait plus à ranger du coté de l’intuition que de la démonstration ainsi que le remarque Locke. Toute connaissance sensible serait ainsi intuitive mais il faut quand même reconnaître des différences de degrés de certitudes et d’évidences entre chacune de nos sensations. Aussi pour Locke, ce n’est pas parce que nos sens ne nous fournissent, pour la plupart que des informations qu’ils nous livrent que du probable et non de l’absolument certain, il ne s’agit pas de chercher ailleurs une source à nos connaissances. Il s’agit plutôt de réformer le statut de celles-ci. La science doit délaisser son fantasme d’être apodictique.

Ainsi, le statut de la connaissance sensible est celui d’une connaissance probable en ce qu’elle n'en fournit pas de connaissances absolues des objets de l’expérience sensible.

Mais sur la probabilité on bâtit bien des choses, et même de la science selon Hume. Tout comme Locke, il voit en la sensation la source de la composition des idées, mais de toutes les idées y compris celle de Dieu car toute idée est composition et adjonction d’impressions sensibles dont la force et la vivacité garantissent un degré très élevé de probabilité et donc de validité. De même Condillac, pour qui toutes les facultés de l’esprit naissent des sensations, n’aura de cesse de montrer que l’ensemble des qualités sensibles, jointes à l’expérience du mouvement, amène à la première connaissance.

Enfin, pour conclure de la valeur de la sensation comme connaissance accordons que la sensation ne reproduit donc pas exactement les choses (bien que Reid par exemple ait soutenu le contraire, à savoir que nos sensations correspondent exactement aux objets perçus) : entre les propriétés de l’objet et les états de conscience du sujet, il y aurait au moins correspondance à défaut d'identité. Toutefois, la valeur intellectuelle de la sensation n’est pas invalidée par cette correspondance qui n’est pas identité car même dans ce cas, les informations transmises à nos sens nous fournissent de précieuses connaissances dont nous éprouvons l’utilité dans notre vie quotidienne.

Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception montre bien que les deux conceptions, rationalistes et empiristes, ont toutes deux quelque chose de vrai mais sont toutes deux insuffisantes car la perception n'est pas seulement une rencontre entre un sujet connaissant et un monde connu, elle est aussi co-naissance du monde pour moi et de moi dans le monde (c'est à dire de ma conscience comme conscience de quelque chose). La perception est donc un échange entre moi le monde. J'y rencontre un monde investit par ma conscience, monde dans lequel se situe ma conduite. Et cette conscience elle-même n'est pas un sujet purement intellectuel mais une conscience incarnée. De fait, je ne perçois pas seulement avec mon esprit mais je perçois aussi avec mon inconscient, mon corps, mes appétits, et cetera... lesquels sont insérés dans une conduite. La perception est une échange vécu, intégré dans ma conduite. Mais qu'en est-il de la sensation à proprement parler ? Pour Merleau-Ponty, la sensation n'existe pas avant la perception mais je la découvre en analysant la perception. Or, comme percevoir c'est percevoir un sens, toute sensation est déjà chargée de significations, il n'est donc pas ici question de sensations isolées ou pures. La sensation est directement impliquées dans ma connaissance du monde, elle est directement signifiante.

Aussi, nous le voyons bien, le fait que nous ayons des sensations atteste bien de l'existence du monde car pour que nous percevions le monde, il faut bien qu'il existe. Et la sensation ne le crée pas, pas plus qu'elle ne l'imagine : elle nous le fait connaître et nous fournit les moyens de nous le représenter. Mais dans l'ensemble du donné sensible, l'esprit, pour se repérer et connaître le monde, doit faire des sélections dans l'ensemble du donné sensible. Ainsi, le monde de la représentation n'est pas le simple double mental du monde des choses à partir duquel il est formé. L'esprit, en effet, retient moins les choses brutes que leur utilisation et leur sens (sinon on se noierait sous un flot de sensations diverses). Le monde ainsi reconstruit et articulé constitue le monde pour moi (celui qui intéresse les phénoménologues).

En résumé de ce qui vient d'être dit, nous percevons globalement notre moi et le monde, notre corps avec son environnement, le fond avec la forme et la perception crée un monde nouveau issu de la perception. Ce monde nouveau, ce monde pour nous est alors celui de la connaissance et il est bien différent de celui de la sensation, de laquelle nous vient cependant, en définitive, tout ce que nous savons.

La sensation, nous le voyons, n'est donc pas indigne de toute créance, bien au contraire. Chez l'enfant, l'excitation sensorielle constitue même une forme de connaissance originelle par laquelle il acquiert l'idée et la connaissance du monde qui l'entoure et de son extraordinaire diversité. Aussi est-il vain d'accuser la sensation de travestir la réalité puisque nous faisons tous les jours l'expérience de la réalité du monde crée par notre perception (comme en témoigne notre vie en société, le vocabulaire employé pour décrire tel ou tel objet, la littérature, l'art...). Et pourquoi ne pas penser avec Proust que contre l'intelligence c'est au contraire à travers nos sensations que nous éprouvons la substance des choses : "...tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin qui me faisait arrêter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre, et que malgré mes efforts, je n'arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec ma pensée au-delà de l'image ou de l'odeur." (Du coté de chez Swann, Combray)

mercredi 8 octobre 2008

La citation du jour...

"La virilité d'une idée ne consiste pas moins dans sa puissance à se créer un passage à travers la pensée contemporaine que dans sa capacité de dominer les mouvements futurs." Kakuzo Okakura, Le Livre du thé.

mercredi 9 juillet 2008

quelques notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée.

«Notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée »

Discipline nouvelle importée d’outre-atlantique, l’éthique appliquée a mauvaise presse et peine à gagner la reconnaissance des philosophes moralistes ou éthiciens bien souvent campés dans des conceptions figées et catégorielles de la notion de « bien » et de la notion de « mal ». Souvent jugée peu sérieuse voire « hérétique »[1] du point de vue du philosophe traditionnel, l’éthique appliquée éveille les soupçons et la méfiance comme chaque fois qu’un courant de pensée conceptualise une rupture radicale avec une tradition sempiternellement professée mais presque jamais remise en question au niveau de ses fondements.

L’éthique appliquée ne prétend pas se substituer à la morale pas plus qu’elle ne prétend supplanter le droit car, à la différence du droit ou de la morale, elle n’est pas un instrument de régulation hétéronome de la société civile. Plus précisément, son champ d’application se situe dans ce que l’on pourrait les « zones grises » du droit ou de la morale, c'est-à-dire dans toutes les situations où la morale et le droit ne fournissent plus d’outils satisfaisants et efficients qui permettraient de trancher telle ou telle « situation problématique » - une situation problématique étant celle où des agents moraux vont se retrouver paralysés par un conflit de normes en même temps que leur font défaut les outils délibératifs qui leur permettraient de surmonter ce clivage. Autrement dit, l’éthique appliquée se propose de combler les vides juridiques et moraux produit par une situation complexe où s’interposent divers enjeux a priori inconciliables.

L’éthique appliquée s’affirme comme rupture à partir du moment où elle nous demande de rompre avec l’idéalisme et nos catégories de « bien » et de « mal ». Il ne s’agit plus de disposer d’un critère de jugement moral mais d’entrée dans une logique du damage control (contrôle des dommages) qui n’autorise plus à agir en fonction de principes moraux mais en fonction de la mise en balance des intérêts tant de la personne que de la sphère collective. Ainsi, l’action se détache du joug de la prescription morale pour devenir le langage du discours réflexif et évaluatif de l’éthique.

Le terme d’éthique appliquée est en réalité assez impropre. Il serait plus juste de parler d’éthique concrète ou réaliste. Assimilée à tort à la bioéthique, elle s’en distingue en ce que l’éthique appliquée ne répond pas aux exigences des éthiques sectorielles (éthique sociale, éthiques professionnelles, bioéthique, éthique des affaires, de l’environnement etc.). Les éthiques sectorielles s’inscrivent dans une perspective déontologique ou kantienne centrée sur le devoir-faire par rapport à laquelle l’éthique appliquée se trouve en porte-à-faux. Le postulat de base de l’éthique appliquée c’est que l’on ne peut avoir aucune idée de ce que ce sont le bien et le mal en soi car il n’existe que des représentations du bienreprésentations du mal. L’idée d’une distinction a priori entre un bien et un mal qui conditionneraient l’agir n’a pas de sens. Et la raison, loin d’être cette lumière intérieure dévoilant la vérité n’est en réalité qu’une simple faculté de calculer des conséquences. Ce que l’éthique appliquée propose, c’est une grille d’interprétation de la norme et de la valeur irréductible à un seul champ du domaine de l’éthique et dont l’application a plus vocation à être transversale. Elle soutient l’idée d’une intervention du philosophe éthicien dans la sphère publique. Il s’agit dès lors de passer d’une compréhension théorique de l’éthique à une compréhension pratique de l’agir à partir de la situation dans laquelle se trouve l’agent moral. D’une certaine manière, l’éthique appliquée permet de rendre explicite en les conceptualisant les motivations implicites de nos actions dès lors que nous sommes confronté à un dilemme éthique, généralement caractérisé par un conflit de normes et de valeurs comme nous l’avons vu plus haut. et des

L’éthique appliquée se veut une solution apportée à la crise des normes que traversent nos sociétés dites post-modernes. C’est un fait : la norme juridique est devenue dysfonctionnelle car elle ne parvient plus à réguler correctement les comportements en société. D’autre part, le droit n’incarnant plus l’idée de « bien » ou de « mal » il se présente comme amoral (et non immoral) dans la société civile et souffre de la non reconnaissance de sa norme comme valeur implicite. Au final, le repli identitaire et l’absence de morale commune -caractéristiques de cette post-modernité- suscitent deux types de réponses : ou bien s’employer à retrouver un horizon de sens commun (projet utopique) ou bien accepter la mort de la morale par une volonté de réconcilier l’individu à la sphère collective (entreprise pragmatique et réaliste) ainsi que le suggère l’éthique appliquée. Mais face à la pluralité des agents moraux dans une société communautaires, la difficulté majeure est celle de parvenir à un langage commun d’action, de reconstruire une détermination commune à partir d’une situation problématique. Un tel constat a amené André Lacroix (juriste de formation) à formuler l’idée selon laquelle il fallait davantage travailler à la cognition de la norme plus que sur son application et son intervention, tout en tentant d’élaborer un nouveau critère capable de discriminer entre normes valides et normes non valides. Ce critère de validité de la norme ne doit pas découler de conceptions tirées a priori du droit ou de la morale mais émerger d’une situation appelant la délibération commune des agents moraux. De ce point de vue, l’éthique appliquée est situationniste puisqu’elle se propose d’aider à reconstruire des principes et des normes à partir de la situation. Elle se définit donc d’abord comme réflexion à la fois sur la norme et sa contextualisation sociale pour ensuite permettre d’amener une régulation des comportements des agents. Elle représente un mode de régulation autonome des comportements individuels opposé au caractère hétéronome de la morale sociale laquelle a pour vocation de prescrire ce qui est jugé bon ou mauvais par le groupe d’appartenance (société, etc.). Or, nous dit André Lacroix, il convient d’élaborer une éthique dont le moteur d’action ne serait plus la prise en compte des concepts de bien ou du mal -puisque nul ne peut prétendre que de telles valeurs existent en dehors du discours, ni postuler l’existence d’un bien en-soi et d’un mal en-soi. Aussi, serait-il plus sage de considérer qu’il n’y a pas le Bien et le Mal et d’admettre qu’il n’y a que des situations et des comportements plus ou moins acceptables au regard de ces situations. Il faut donc que l’éthique définisse ses cadres théoriques sur un plan pragmatique au détriment d’un plan ontologique qui ne peut trouver d’assise conceptuelle commune compte tenu de la pluralité des agents.

Mais revenons et insistons sur cet instant nodal de l’éthique, à savoir la « situation problématique ». Une situation problématique est une situation qui provoque un conflit de valeurs et de normes entre plusieurs agents moraux. Elle témoigne de la difficulté qu’il y a à faire cohabiter des morales dans une société pluraliste. Dès lors qu’il y a conflit de normes entre plusieurs agents, la situation se bloque et devient vite paralysante. La paralysie vient du fait que chaque agent impose sa propre représentation de la situation à partir d’un cadre conceptuel particulier jugulé à un jeu de langage qui lui est propre, il en découle une concurrence entre les normes et une pluralité de représentations du monde empêchant la mise en place d’une prise de décision commune et nécessaire à la résolution du problème. Le rôle de l’éthicien va être d’extraire les agents de leurs subjectivités respectives afin de rendre possible une objectivation de la prise de décision par ces agents. Cette objectivation passe par une réinterprétation commune de la norme et cette réinterprétation est elle-même rendue possible par l’élaboration d’un jeu de langage commun ou, autrement dit, d’un mode commun d’appréhension du monde et de la réalité. Ainsi, l’éthique appliquée ne prétend pas accoucher de principes moraux universalisables mais offre à la disposition des agents une démarche à suivre, c'est-à-dire une procédure dont la seule finalité est de permettre aux agents de se retrouver dans un espace d’interlocution commun et neutre à partir duquel seulement pourra émerger une décision. C’est là l’aspect procédural de l’éthique appliquée qui œuvre à mettre en place ce qu’elle nomme un « protocole de délibération commune ».

Ceci étant dit, toute la question est de savoir selon quelles modalités s’effectue cette démarche éthique d’interlocution délibérative. André Lacroix insère cette démarche dans une grille d’interprétation de la norme et des valeurs au sein de laquelle le langage occupe une place absolument centrale. Cette grille d’interprétation suit donc la procédure suivante : dans un premier temps, il doit être fait à l’éthicien un exposé de la situation précédant une formulation du problème. Bien évidemment, chaque discours de chaque agent moral traduira une appréhension et interprétation différente de la situation et du problème. Il y aura autant de situations exposées qu’il n’y aura d’agents relatant des faits pourtant identiques et chacun positionnera différemment le problème selon les partis pris spontanés de son discours. D’où la nécessité pour l’éthicien de se mettre d’accord avec les agents sur une détermination d’un lexique commun par lequel le problème pourra surgir aux yeux de tous de la manière la plus objective qui soit. Dans un second temps, il s’agira d’identifier les personnes concernées par le problème et amenées à investir l’espace d’interlocution mis en place par l’éthicien. Cette phase d’identification se poursuit au travers d’une identification des valeurs et des normes à la fois pertinentes et en jeu dans la situation, le but étant de comprendre quelle compréhension chacun a de telle ou telle norme, ou de telle ou telle valeur, et de s’en servir comme outil dans la délibération. Après quoi, les agents entrent dans une phase délibérative où les conséquences et enjeux du problème font l’objet d’une analyse et d’une mesure, et c’est seulement après cette phase de délibération que la maïeutique opère et que la délibération engendre une décision.

Certes, il faut reconnaître que l’éthique appliquée à du mal à trouver sa place dans nos esprits européens pétris de morale kantienne et façonnés par une conception positiviste de la morale selon laquelle on postule l’existence d’un bien et d’un mal en soi que l’on pourrait déterminer a priori. D’une certaine manière, c’est le récurrent et suranné conflit entre philosophie rationaliste et empiriste qui, une fois de plus, refait surface ; mais plus profondément, c’est le vilain sceptre du relativisme éthique qui fait se raidir l’échine des jeunes esprits « philosophants » que nous sommes. Cette peur est largement motivée par la croyance selon laquelle l’empirisme moral est la cause directe du relativisme en éthique puisqu’il nous démet de certitudes morales rationnellement acquises et ancrées. Il est souvent difficile, en France, de voir en l’empirisme autre chose qu’une déclaration de non confiance dans la faculté des sens à révéler la vérité. Pourtant, même si l’éthique appliquée s’affirme par contraste sur un effacement de l’autorité et de la prescription morale, tout n’est pas permis pour autant et pas plus que le chaos ou le désordre institutionnalisé ne sont à l’ordre du jour pour l’éthicien pragmatique. D’ailleurs, l’éthicien pragmatique récuse en bloc toute accusation de relativisme puisqu’en amont, une grille d’interprétation commune et universelle de la norme soutient à sa base la délibération des agents moraux. Ainsi, le caractère universalisable de la procédure devrait-il suffire à préserver de l’écueil du relativisme en éthique. Cependant, on est à même de se demander si la seule garantie d’une procédure universalisable demeure un rempart assez solide pour contenir les dérives relativistes. D’autre part, ce que l’on pourrait reprocher à André Lacroix, c’est de postuler la rationalité innée des agents moraux amener à se concerter dans un espace d’interlocution. Cela revient donc à présumer une égale faculté de raisonnement, d’écoute et de paroles présente en chacun des agents ; or, en dépit d’un idéal humaniste que l’on aurait cru abandonné, rien n’est moins sûr (quid de l’agent moral récalcitrant et réfractaire à tout idée de dialogue ? Quid de l’agent moral qui ne dispose pas des mêmes outils linguistiques qu’un interlocuteur plus cultivé saura manier au dépend de l’autre ?)

Certes, il n’en demeure pas moins que l’on peut à juste titre voir dans cette conception appliquée et pragmatique de l’éthique une réaction philosophique à l’ontologie de la modernité caractérisée par la crise de la norme et de la souveraineté en général. Il serait sans doute légitime d’y voir aussi un élément constitutif de la crise des fondements de la rationalité prise dans son ensemble. Mais le reproche que l’on pourrait adresser à l’éthique appliquée est qu’elle se laisse davantage engluée dans les affres du consensus mou et d’un contractualisme faible qui maintient la norme dans son état de crise plus qu’elle n’apporte de solution pour la dépasser ou la résorber. On ne peut s’empêcher d’associer cette éthique à une forme d’éthique « rustine » qui pallie les inconvénients du problème sans le résoudre radicalement (si tenté, en effet, qu’une telle radicalité de résolution est possible…).

En définitive, elle ne propose pas de vêtement neuf, tout au plus s’acharne-t-elle à rapiécer les pans défraîchis d’un tissu social en phase de décomposition. Peut-être aura-t-on envie de dire que « c’est déjà ça » ou peut-être chercherons-nous à faire émerger de la multitude dissonante quelques principes communs d’harmonie qui seraient alors vecteurs d’une nouvelle morale comprise comme moteur commun d’action.


[1] L’expresssion est d’André Lacroix lui-même.

lundi 7 juillet 2008

Percevoir, est-ce juger ?

La perception est l’acte d’éprouver la présence sensible d’une certaine réalité. La perception est donc une conscience particulière, celle qui a pour objet la réalité présentée à la sensibilité. Ce sont nos sens qui nous ouvrent primitivement au monde. La perception est alors une certaine « conscience » de la réalité présente : celle qui (contrairement à l’imagination ou au souvenir) pose un certain objet comme réel et existant au moment même ou elle s’exerce. De plus, la conscience perceptive apparaît « réaliste » puisqu’elle admet spontanément que les choses perçues ont une existence objective indépendante de la pensée (la perception serait saisie objective d’un donné objectif), que les choses perçues sont comme nous les appréhendons (la perception serait une copie fidèle de la chose perçue) et que les choses perçues sont les causes de nos perceptions (la perception résulterait purement et simplement du contact direct entre les choses et notre sensibilité). Pourtant, on est en droit de se demander si la perception est bien, comme l’opinion commune l’admet volontiers, un simple enregistrement passif -et donc fidèle- des données de l’expérience. Par exemple, la perception visuelle n’est-elle que l’enregistrement par l’œil des contours et des couleurs des choses ? Ainsi, percevoir, est-ce simplement sentir, ou bien déjà juger ? On se demandera alors quelle est la nature du lien entre perception et jugement mais encore faut-il préciser le sens de ces termes. « Percevoir » peut être défini comme le résultat du bon fonctionnement des récepteurs sensoriels mais plus encore, il s’agit d’un processus par lequel les stimulations sensorielles sont structurées en expérience utilisable. Au sens classique et courant, « juger » signifie comparer ou évaluer selon un critère tenu pour critère de vérité. Mais « juger », c’est aussi produire un énoncé ou proposition qui a pour objet un rapport entre deux ou plusieurs termes (par exemple, dire que S est P). Intuitivement, il semble que la notion de jugement soit congruente à celle de réflexivité et opposée à celle d’immédiateté ; pourtant, nombre de nos jugements fondés sur la base d’une expérience perceptive paraissent spontanés et immédiats. Il suffit que je voie un cercle ombragé pour dire « C’est un globe ». Un cercle est perçu par mon œil mais je juge qu’il s’agit d’un globe. D’où la difficulté de savoir si ce jugement résulte d’une faculté intellectuelle appliquée au donné sensible ou si au contraire il est à ce point enveloppé dans la sensation qu’on pourrait dire que « les sens jugent d’eux-mêmes » ce qui se donne à percevoir. Aussi, il s’agira de se demander si toute perception a pour corollaire un jugement avant de s’interroger sur la nature exacte des jugements perceptifs. Ayant établi l’existence d’un rapport entre perception et jugement, on se demandera au final si la perception est réductible à l’acte de juger ou s’il s’agit au contraire de deux facultés indépendantes du sujet.

*

Examinons d’abord les interactions entre jugement et perception afin de voir dans quel type d’expérience il est possible de les réunir.

Dans le contexte d’une expérience perceptive le jugement doit être de nature empirique. Il est une référence rationnelle structurant et organisant une référence sensible afin de produire chez le sujet percevant une opinion, une croyance voire une connaissance dès lors que ma croyance est justifiée. Mais comment se forme un jugement perceptif ? Par exemple, si je dis « Il y a sur mes genoux un mammifère carnassier de petite taille, doté d’un court museau, de molaires tranchantes, de canines, de crocs et de griffes rétractiles » je procède à un compte-rendu d’expérience perceptive et ce compte-rendu est descriptif, non judicatif. Je me contente d’être attentif au contenu de mon expérience et de décrire ce que je vois et touche. En l’occurrence, il s’agit de toute évidence d’un chat. Pourtant, je ne peux pas le savoir si je ne possède pas moi-même le concept de chat et je dois être capable de faire correspondre mon concept de chat à l’expérience perceptive de ce chat-là en particulier. Il me faut donc disposer du concept de chat pour que je puisse légitimement formuler le jugement : « C’est un chat. » Tout jugement s’effectue sur la base d’un contenu conceptuel et toute expérience perceptive est conjointe à l’acte de juger. Mais le concept suffit-il au jugement dans le cadre de la perception ? Autrement dit, suffit-il de posséder le concept pour pouvoir juger d’un contenu de perception ?

Imaginons un aveugle de naissance à qui l’on aurait appris tout ce qu’il y a à savoir sur la couleur rouge. Il saurait qu’il s’agit d’une des couleurs fondamentales du spectre de la lumière, de la couleur du sang, que la longueur d’ondes moyennes d’un rouge moyen est d’environ 650 nm et que la longueur d’ondes d’un rouge extrême est de 780 nm, de plus il aurait la connaissance d’expression telle que « vin rouge », « rouge tomate », « rouge de colère » etc.… On peut donc dire que cet aveugle a une connaissance approfondie du concept de rouge. Supposons maintenant qu’on le place dans une pièce vide et blanche et qu’on lui fasse aussitôt recouvrir la vue. On lui présente alors un nuancier de couleurs mais toutes les couleurs ont été mises dans le désordre afin qu’il ne puisse les identifier par leur position sur le spectre chromatique. On lui demande alors de désigner la couleur rouge parmi toutes les couleurs du spectre. Bien qu’il soit en pleine possession du concept de rouge et que par-là il en connaisse toutes les propriétés physiques, il semble peut vraisemblable qu’il soit à même de discriminer le rouge du bleu, du jaune ou de n’importe qu’elle autre nuance. Ainsi, on est en présence de stimuli visuels (les couleurs du spectre), d’un sujet percevant disposant du concept chromatique de rouge et pourtant incapable de formuler un jugement quant à la couleur rouge qu’on lui demande de discriminer. Notre ancien aveugle ne dispose d’aucun moyen de recognition du concept de rouge. Dans ce cas de figure il apparaît possible de voir du rouge sans juger qu’il s’agit de rouge. Cet ancien aveugle perçoit du rouge car cette couleur produit des impressions caractéristiques sur sa rétine cependant, le savant qui aurait dirigé cet expérience lui affirmerait en même temps qu’il s’agit de bleu, il n’aurait aucune raison de ne pas le croire. Toutefois, une telle perception brute demeure vide car non conceptualisée et non conceptualisable par le sujet. En réalité, il s’agirait plus d’une simple sensation de rouge que d’une perception de rouge. Le stimulus visuel est reçu mais non interprété. Le processus complexe de structuration de la perception ne semble pas ici engagé.

Or, une perception sans jugement est-elle encore une perception ? Ou n’est-ce pas plutôt dans ce cas que d’une simple sensation qu’il s’agit ? Vraisemblablement, on aurait plutôt affaire à une sensation, une impression brute ressentie indépendamment des objets du monde physique. Une sensation est une impression interne sans objet alors que la perception est directement perception d’un objet tenu pour objet du monde physique (sauf dans le cas de l’hallucination lorsque le compte-rendu d’expérience ne correspond à rien d’existant dans le monde physique).

Ainsi, la perception serait intimement corrélée au jugement, elle aurait une fonction judicative essentielle. Toute perception engagerait le jugement. C’est pourquoi on est alors enclin à réfuter la définition de Merleau-Ponty. Selon lui « Percevoir, c’est voir jaillir d’une constellation de données, un sens immanent. » En effet, on ne voit pas jaillir un sens comme on voit une table ou un ami par la fenêtre. D’ailleurs, voit-on un objet comme une donnée brute (que ce soit cette table ou cette personne que je vois par la fenêtre) ? La perception n’est pas une donnée brute et percevoir un sens immanent d’une constellation de données, c’est déjà apprécier, évaluer, comparer et juger ces données qui ne sauraient faire sens sans un acte de réflexivité débouchant sur un jugement. Merleau-Ponty est trompé par cette impression illusoire d’immédiateté qui le pousse à récuser que la perception soit un acte. La perception est réflexive. C’est comme croire que lorsque je lis, les lettres font immédiatement sens en moi, que le mot s’imprime comme une image que je n’ai pas à analyser. Par exemple si je fixe le mot «éléphant » il est tentant de croire qu’en réalité je ne lis pas le mot mais que je reconnais l’image de ce mot formée par la succession des lettres d’imprimerie et que par là j’ai une reconnaissance immédiate du mot « éléphant » qui ne s’effectue pas par le processus de lecture, comme si la vue de cette succession de symboles linguistiques (é+l+é+p+h+a+n+t) constituait un ensemble de sense data atteignant ma rétine et provoquant en moi une « sensation » du mot « éléphant ». En réalité, des études ophtalmologiques portant sur la lecture ont montré qu’il suffisait que la première et dernière lettre d’un mot soient présentes et à la bonne place pour que l’on soit capable d’avoir une lecture intuitive du mot. Peu importe qu’entre les deux une lettre face défaut ou que les autres soient dans le désordre. Si j’écris « éelpahnt » vous serez capable de lire « éléphant » dans le contexte de la phrase sans difficulté. Néanmoins, même si cette lecture intuitive paraît une reconnaissance immédiate et spontanée de l’image typographique du mot il n’en demeure pas moins que cette reconnaissance ne saurait faire l’économie du reconstruction et d’une structuration de mon contenu perceptif. Si je suis capable de lire « éléphant » là où l’on m’écrit « éelpahnt » c’est que j’opère plus ou moins consciemment une remise en ordre et en forme de ce mot pour obtenir « éléphant ». C’est ce que résume la formule de Goodman quand il écrit que l’œil « saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète. » L’immédiateté, dupe d’elle-même, résulte d’une activité qui travaille à se nier elle-même et y réussit pleinement. D’où cette fausse impression que toute perception n’est pas nécessairement judicative. Ce qui nous conduit logiquement à conclure que tout acte de perception est réflexif car la croyance qui en résulte est le produit d’un jugement.

Mais peut-être que tout cela n’est vrai que dans la mesure où l’on ne considère la perception qu’en tant que processus. En effet, on remarquera que dans le français courant, la perception est tantôt l’acte de percevoir, tantôt la représentation qui en résulte, c'est-à-dire non plus la visée elle-même (l’acte) mais l’impression sensible (le perçu). Or percevoir, est-ce un processus impliquant le jugement ou le résultat d’un tel processus ? En tant que processus, la perception est une activité alors qu’en tant que résultat d’un processus elle fera plutôt figure d’un état. Sans doute la perception, en tant que phénomène complexe, combine ces deux aspects. L’activité perceptive provoque chez le sujet percevant une expérience perceptive traduisant un état. Le problème est que l’apparente spontanéité de la perception rend difficile de savoir si elle engendre une croyance immédiate passive (irréfléchie, purement relative au sujet) ou un jugement réfléchi actif (tentant d’atteindre la vérité). L’idée même d’une immédiateté de l’opinion s’oppose à la médiateté d’une réflexion qui exige ainsi le détour de l’analyse, c'est-à-dire le temps de l’examen, la médiation du concept, les étapes d’une démonstration et finalement l’effort du jugement.

Toutefois, nous avons précédemment montré que toute expérience perceptive est judicative et donc réflexive, de telle sorte que l’évidence première de notre expérience perceptive n’est en fait qu’apparente et illusoire. Ce que nous attribuons à une évidence première dans le cadre de la perception (un donné brut de sens data) relève en fait bien plus du jugement de fait (ceci existe, ceci n’existe pas, ceci a telle quantité ou non, etc.) Mais ce jugement de fait engagé dans la perception est à distinguer du jugement logique (avec lequel l’esprit se met en accord non avec la réalité extérieure mais avec mais avec lui-même, c'est-à-dire avec ses postulats.) Or le jugement de fait se rapporte à la réalité perçue plus qu’à la vérité. En effet, la réalité (les faits) n’est en elle-même ni vraie, ni fausse, elle est c’est tout. C’est seulement le jugement, c'est-à-dire ce que l’on affirme à propos des phénomènes perçus et que l’homme porte sur la réalité, qui peut-être plus ou moins vrai, plus ou moins faux. Ainsi, l’illusion en tant que contenu d’une expérience perceptive, n’est en elle-même ni vraie ni fausse. Même si une expérience véridique et une expérience illusoire se ressemblent en tous points, cela n’implique pas qu’elles partagent le même type d’objets. Dans le cadre de l’illusion, l’objet de la perception n’existe pas dans le monde physique, l’expérience n’aura pas été causée de manière appropriée par un objet de ce monde physique.

Maintenant, quand je dis « Ce chat est noir » il s’agit certes d’un jugement de faits (il existe un chat qui se trouve à tel endroit à tel moment). Mais ce jugement de fait est-il comparatif ou démonstratif ? Est-ce que je sais que je me trouve face à un chat noir parce que je suis en mesure de le démontrer rationnellement ? Ou dois-je comparer mon compte-rendu d’expérience avec d’autres croyances déjà établies quant aux chats noirs ? Mon jugement procède-t-il par inférence ou est-ce que mon appréhension du donné est immédiate ?

Selon la théorie du réalisme direct, la perception se fait indépendamment du jugement, c’est un fait non cognitif et non conceptuel. Toute perception se fait par recours au démonstratif comme lorsque je dis « Cette planète » par exemple. Par là, elle demeure aussi indépendante du phénomène d’apprentissage ou de la formation de concepts. La perception, envisagée sous cet angle constitue alors une sorte de donné indéniable. On pourrait « couper la poire en deux » en soutenant avec Reid et Taine la possibilité d’une inférence immédiate dans la perception. La sensation serait donnée d’abord et ce serait d’elle qu’on inférerait l’objet mais cette inférence s’effectuerait sans intermédiaire, par une sorte d’ « instinct » (selon Reid) ou par suite d’une propriété constitutive de la sensation (selon Taine qui conçoit la perception comme « hallucination vraie »). Mais la théorie de l’inférence immédiate suppose une sorte de conscience de la sensation elle-même antérieure à la conscience de l’objet. Or cette supposition n’est fondée sur aucun fait et semble contredite par l’expérience universelle. D’autre part, étant admis que la perception est connaissance du monde extérieur par l’intermédiaire des sens, on se rend bien compte que cette théorie de l’inférence immédiate est naïve ou contradictoire ou qu’en tout cas elle ne peut correspondre au type parfait de l’intuition.

A l’inverse, le réalisme indirect défend la thèse selon laquelle l’existence de l’objet est inférée et cette inférence passe par un recours à la description. On ne dira dès lors plus « Cette planète » mais par exemple « la planète qui cause les perturbations de l’orbite d’Uranus » et non plus « ce chat » mais «le mammifère carnassier de petite taille, doté d’un court museau, de molaires tranchantes et de griffes rétractiles actuellement présent à mes sens. » Cela suppose que l’on aboutisse à un agrégat de sensations de toutes sortes (visuelles, tactiles, olfactives etc.) La représentation issue de la perception serait dès lors construite, mais cette construction est imaginée et non observée. Or la perception est affaire d’observation et non d’imagination. « Psychologiquement comme logiquement, note M. Parodi, l’esprit ne procède jamais par addition de connaissances successives dans le vide d’une complète ignorance initiale ; mais au contraire par progressifs éclaircissements d’une énorme et riche confusion originelle… Quand j’ouvre les yeux sur le monde, du premier regard, je vois tout et je ne vois rien, deux formules équivalentes dans leur contradiction même. » Nous partirions donc d’une perception globale et confuse dans laquelle nous distinguons divers éléments. « Ce qui est primitif, c’est le complexe ; le simple, l’élément, n’est qu’un résultat d’analyse » ainsi que la montré l’école de la Gestalt. Ce résultat d’analyse présuppose bien la nécessité d’un jugement lorsque mon esprit tente d’établir un lien vers un objet visé par ses sens. L’aspect judicatif paraît d’ailleurs évident dans le cadre de perceptions confuses sollicitant le recours de notre discernement dès lors que l’objet de notre perception n’est pas clairement identifié ou ne se réfère pas directement à un concept déjà formé (« Est-ce un monstre dans la prairie que je vois ? Ou une mouche posée sur la vitre du train ? »).

Mais il serait faux de croire que le jugement n’intervient qu’au niveau de l’analyse de la perception, de sa décomposition en éléments. Je suis aussi capable de formuler un jugement immédiat quant à la globalité perçue. Ainsi que l’explique Rosenfield dans son article La Conscience : une biologie du moi : « L’unité de base de la conscience, pour tout ce qui concerne les perceptions sensorielles, n’est pas un moment précis, mais l’ensemble d’un ‘évènement’ ». Le paysage sur lequel mon regard se porte s’organise et paraît se structurer lui-même, que je le voie réellement ou sur une toile. Je constate une certaine autonomie du spectacle qui s’organise pour notre regard, néanmoins je peux presque immédiatement dire : « Je suis face à tel genre de paysage (de montagne par exemple). » Or, ma faculté de performer mon contenu perceptif sous forme d’une proposition témoigne en même temps de la formulation de mon jugement. Aussi, si toute perception peut faire l’objet d’un compte-rendu propositionnel, c’est peut être le signe que le langage constitue le fondement privilégié de la perception.

Par exemple, l’énoncé suivant « Je vois Marie qui danse » suppose que j’ai une certaine conception de Marie et du fait qu’elle danse. Par-là, je formule un jugement produit du fait qu’un certain nombre de stimuli visuels excitent ma rétine. La perception semble alors un mixte de jugement et de sensation. Et le jugement apparaît dans bien des cas comme le correcteur permettant d’unifier l’impression sensible à la réalité (par exemple, lorsqu’en regardant cette table j’infère qu’elle est rectangulaire et non trapézoïdale).

Maintenant, voyons si perception est jugement sont réductibles l’un à l’autre, s’il y a une identité entre percevoir et juger. En effet, bien que toute perception implique et engage un jugement cela n’autorise pas à conclure hâtivement que la perception est un jugement et a fortiori que tout jugement est perceptif. Car en effet, si de la perception découle un jugement c’est qu’il s’agit bien là de deux moments successifs et par-là de deux notions distinctes. D’autre part, Kant a très justement remarqué que dans le cadre des jugements synthétiques, il est possible de produire des jugements synthétiques a priori qui ne sauraient donc dériver d’aucune expérience perceptive. Ainsi en est-il de tous nos jugements concernant l’espace et le temps tous deux pensés comme structure a priori de l’expérience du monde, formes pures de la sensibilité (« intuition pure »). Par exemple, je sais en dehors de toute perception que la ligne droite est le plus court chemin entre deux points. Ceci montre bien que l’idée d’espace ne saurait dériver d’aucune expérience puisque l’expérience des choses extérieures – même la toute première- ne saurait avoir lieu que dans l’espace. Ces quelques exemples tendent à montrer que jugement et perception sont deux facultés humaines différentes, distinctes et par-là irréductibles l’une à l’autre. C’est pourquoi il ne faut pas confondre les deux termes mais au contraire les distinguer pour ensuite mieux saisir à quel point ils se complètent.

En effet, bien que la perception ne soit pas un jugement, toute perception engendre un jugement. Je n’ai pas de perception qui demeure aveugle pour l’esprit. De même qu’en tant qu’être alphabétisé, je ne peux pas regarder un mot sans le lire, en tant qu’être percevant, je ne peux m’empêcher d’objectiver et de structurer les impressions sensibles reçues par les sens. L’expérience perceptive joue un rôle crucial dans la formation de nos jugements et dans l’acquisition éventuelle de la connaissance. En effet, nos jugements de perceptions sont circonscrits par l’expérience perceptive.

D’une certaine manière, ce raisonnement nous rapproche du point de vue de Descartes pour qui je ne puis voir une chose si à une perception je ne mêle le « je pense » ; pour Descartes, le « je pense » doit nécessairement accompagner toutes mes représentations. Ainsi l’entendement est-il déjà lié à notre faculté d’aperception même s’il faut concéder, contre Descartes, que la visée de la perception n’est pas nécessairement consciente. En effet, lorsque je monte les escaliers, je n’affirme pas successivement l’existence des marches, je me contente de lever le pied. Mais si j’affirme explicitement : « Il y a ici une marche », nous sommes passés du niveau de la perception à celui du jugement, mais, comme on le voit, le passage de l’un à l’autre se fait insensiblement par explication de l’implicite.

Pour Kant, l’entendement conçu comme un principe originel de liaison dont les concepts ne sont que ses actions. De là, il pose une liaison sujet-objet unifiée par le jugement. Le jugement issu de l’entendement est donc l’unité unificatrice qui relie nos impressions sensibles. On peut objecter que cette définition du jugement kantien est insuffisante puisqu’elle ne pose pas le jugement comme objectif mais il n’est pas non plus nécessaire que l’unité qui relie les intuitions soit elle-même une chose ; tout ce que dit le jugement c’est que ce rapport sujet-objet (celui de la perception) est conçu comme nécessaire. En reliant nos impressions sensibles, le jugement permet d’organiser notre vécu perceptif en expérience utilisable.

Le jugement est donc interprétation de la structure de ma perception, il est l’expression d’un donné sensoriel structuré. Il catégorise l’expérience et d’un amas confus de sensations diverses, le jugement produit la représentation, structure et conceptualise l’expérience.

C’est ainsi que le jugement perceptif, qu’il soit complexe ou simple, immédiat ou rétroactif, se trouve à la base de notre connaissance empirique.

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Nous l’avons vu, la perception n’est donc pas réductible à l’acte simple de juger mais que perception et jugement constituent deux moments différents, successifs dans le cadre d’une expérience conceptualisable, simultanés dans le cadre d’une perception simple ou re-cognitionnelle. D’autre part, les jugements perceptifs sont jugements d’une réalité qui doit conditionner notre action et sont de nature propositionnelle. Ce qui nous amène à affirmer que percevoir ce n’est pas juger mais que la perception en acte enclenche un processus judicatif arrêtant une décision sur la détermination du monde sensible qui nous entoure. Le jugement perceptif que nous formons à partir du langage prouve d’autre part le sens n’est donc pas dans les choses elles-mêmes. C’est notre façon d’organiser nos représentations, nos impressions sensibles et d’attribuer à chacune une place dans un système qui fait correspondre des signes aux choses (ou concepts) et qui nous conduit à conférer à chacun de ces signes un sens particulier. Avec l’apparition du langage permettant l’émission propositionnelle d’un jugement, « l’univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif » (Lévi-Strauss). On peut considérer la perception comme perception à partir du point de vue d’un sujet dans lequel le jugement consistera à accorder entre eux les différents points de vue des différents sujets. Il a donc pour but d’unifier l’expérience en expérience conceptualisable et sans ce retour reflexif nous demeurerions dans la confusion d’une masse de sensations dépourvues de sens.

Quotidien ordinaire

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