mercredi 5 septembre 2012

La Raison des nations. Refléxions sur la démocratie en Europe, Pierre MANENT



Pierre MANENT, La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006

Genre : Essai de philosophie politique

Thème général : Construction européenne,

Thème central : L’articulation entre nation peuple, souveraineté et démocratie.


            Pierre Manent entreprend dans cet ouvrage une « conversation citoyenne » autour d’un phénomène marquant : l’effacement voire le démantèlement de la forme politique en général (nation, cité…). C’est pourtant en elle que tous les éléments de nos vies se rassemblent et prennent sens. Dès l’avant propos, l’auteur lie la structure politique qu’est la Nation à la nature même de l’individu. Il va même jusqu’à poser la Nation comme cadre exclusif au sein duquel l’individu, en tant que citoyen, acquiert sa pleine humanité.
            Ce qui est en jeu dans cet ouvrage consiste en la nécessité vitale pour une communauté humaine structurée de retrouver les conditions de possibilité de ladite communauté. Cela implique de revenir aux sources mêmes de l’organisation politique d’un peuple, de revenir aux sources de la démocratie pour en réactiver l’origine.


                        I / Situation

            Dans ce chapitre liminaire, Pierre Manent développe l’idée selon laquelle nos démocraties sont aujourd’hui traversées par une passion inédite : la passion du semblable ou passion de la ressemblance. Travaillée par cette passion, l’opinion commune postule l’unification à venir de l’humanité. L’auteur observe en effet que les modèles de démocraties américaines et européennes, bien que différents, se fondent dans un même désir de voir l’humanité progresser vers son unification harmonieuse, de voir l’autre comme le même.
            Or, parce que cette volonté unificatrice et expansionniste s’interdit de pensée la différence, l’idée de Nation, avec tous les particularismes et frontières qu’elle implique, tend à s’effacer au nom de la démocratie.
            Ainsi, fait paradoxal, si les démocraties se sont construites grâce à l’idée de nation, elles se construisent aujourd’hui contre l’idée de nation. Autrement dit, la nation perd son pouvoir unificateur d’un peuple au nom d’un désir d’unification de tous les hommes. Bref, une conception holistique de la démocratie atomise la nation démocratique. Le concept de peuple perd alors en compréhension, au point que l’on se retrouve avec un kratos sans démos.        
                       
                        II / Démocratie :                

            Il s’agit désormais de savoir comment s’est nouée la question de la démocratie dans ses versions successives pour parvenir au point où elle est aujourd’hui.
            Tocqueville a définit la démocratie comme « égalité des conditions. » Pourtant, le surgissement de la question sociale à l’occasion du Printemps des peuples de 1848 comporte la constatation que ce n’est pas l’égalité qui règne alors mais, bien au contraire, une nouvelle inégalité des conditions. On pourrait dès lors croire Tocqueville réfuté et de fait, 1848 ne valide pas les thèses tocquevilliennes. Pourtant, le surgissement de Mai 68 réhabilite les thèses de La Démocratie en Amérique formulées en 1835 : la passion de l’égalité se dévoile de nouveau, on assiste à une « effervescence du sentiment de la ressemblance humaine », au sentiment du semblable dans lequel Tocqueville voyait le noyau actif et la cause intime de toutes les transformations politiques.
            En somme, 1848 et 1968 sont les deux dates qui illustrent la période où le problème de la démocratie se fond dans celui de la question sociale.

            La situation est aujourd’hui différente. Pour Manent nous sommes en train de quitter la période tocquevillienne inaugurée en 1776 par la Déclaration d’Indépendance américaine et close le 11 septembre 2001. Il apparaît en effet que le le XXIè siècle débute sur un nouveau paradoxe : la démocratie s’impose avec évidence tout en expulsant ses fondations que sont l’Etat-souverain et l’égalité des conditions qu’il fait advenir.
            Pierre Manent envisage trois raisons à cela.
                                   1 / Il est d’abord apparu que l’Etat-souverain garant d’une égale liberté pour tous était capable de se retourner contre cette égale liberté. En conséquence, une certaine hostilité à l’égard du pouvoir est apparue.
                                   2 / La deuxième raison réside dans l’idée assez répandue que nous n’avons plus besoin de l’appareil disproportionné qu’est l’Etat pour nous gouverner car les mœurs de l’égalité auraient été assimilés comme une seconde nature.
                                   3 / Enfin, la démocratie se tourne agressivement contre l’Etat-souverain au point de le destituer symboliquement. Pour Manent, l’abolition de la peine de mort dans tous les Etats européens est le signe le plus frappant de cette destitution. Si l’Etat donnait la mort, remarque Manent, il se conduirait comme un individu revenu à l’état de nature. Or, le rôle dévolu à l’Etat consiste à sortir de l’état de nature. Par conséquent, il semble délicat de légitimer du point de vue étatique un tel acte. Pourtant il continue à exister des crimes, signe de l’impossibilité humaine de totalement sortir de l’état de nature. Se pose alors une difficile question : l’Etat doit-il se faire symbole utopique d’une totale sortie de l’état de nature ou doit-il, à l’inverse, mimer la réalité d’une telle impossibilité ? En outre, il n’y a de peine de mort que dans un Etat souverain et représentatif. Contre la vengeance individuelle, l’Etat assure le monopole de la violence légitime. Mais lorsque l’Etat-nation se dépossède lui-même de la violence, ne perd-t-il pas et sa souveraineté et sa nature représentative ? En conservant la peine de la mort -donc la pleine souveraineté – les Etats-Unis ont donc choisi la pleine absoluité de l’Etat-souverain : ils ont fait le pari de choisir Hobbes.


                        III / Nation

            Le chapitre s’ouvre sur la constatation que le 11 septembre 2001 a produit l’effet d’une « catastrophe inaugurale » d’une nouvelle ère. Au-delà de la tragédie et de la sidération produite par cet événement, le 11 septembre a été l’occasion d’un terrible dessillement et de terribles désillusions.
            Première désillusion :  nous avions cru que l’essor exponentiel et global des moyens de communications devait produire une communauté humaine universelle. Or, force a été de constaté que la communication ne produisait pas la communauté. En même temps que nous assistions au sacre de l’ère de la communication, le monde se déchirait sous nos yeux de manière aussi inexorable que peut être irréversible.
            Seconde  désillusion : avoir pensé que la langue produisait la communauté. Le fait que tous les diplomates ou toutes les personnes en charge des affaires étrangères ou de la diplomatie manient correctement un anglais globalisé ne change rien aux dissensions et tensions existantes sur la scène internationale. La langue ne produit pas non plus la communauté.
            Ainsi, pour Pierre Manent, le 11 septembre 2001 offre la possibilité de se rappeler que la seule chose qui peut produire la communauté, c’est l’Etat-Nation en tant qu’union intime de civilisation et de liberté. Grâce à l’Etat-nation il s’est agit de donner la liberté à tous et pas seulement à un petit nombre de privilégiés. Bref, l’Etat-nation a permis l’extension de la vie civique, ou, autrement dit, du « vivre-libre ». Le problème est que nous ne savons plus apprécier ce qui a été accompli par l’Etat-Nation. Pour Manent, ce discrédit de l’Etat-Nation produit même le mépris de son histoire.
            Comme Arendt dans La Crise de la culture, Manent appelle de tous ses vœux à ce que nous renouions avec l’histoire pour en rétablir la continuité. Mais notre perception de l’histoire de l’Etat-nation est aveuglée par ce que Manent nomme « le rideau de feu de 1914-1945. » Ce rideau de feu, qui s’étend du début de la Première Guerre Mondiale à la fin de la Seconde, nous sépare de notre histoire politique. D’où la nécessité de rétablir l’intelligence de la continuité de l’Histoire.
           
            Ces considérations amènent Pierre Manent à questionner plus en détail ce délitement puis l’affaissement de la forme de l’Etat dans les démocraties européennes.
L’histoire enseigne que l’Etat souverain et le gouvernement représentatif ont toujours constitué les deux plus efficaces artifices inventés pour accommoder ensemble les individus dans une civilisation et rendre, dans le même temps, possible la liberté pour une incroyable masse d’hommes. Mais, constate Manent, l’Etat est de moins en moins souverain et le gouvernement de moins en moins représentatif. En revanche, les instruments de la nation démocratiques sont de plus en plus fonctionnels et de moins en moins politiques.
            Depuis rideau de feu, 2 nouveaux artifices ont fait jour :
                                   1/ La construction européenne qui restreint voire annule la souveraineté nationale. A partir du traité de Maastritch (1992) l’instrument européen se détache des corps politiques nationaux. L’artifice s’autonomise.
                                   2/ L’Etat-providence. Nous sommes passés d’un Etat structuré en fonction des conditions sociales et des diverses parties d’un peuple (XIXe siècle) à un Etat dont la mission consiste à garantir les droits non seulement « libéraux » (propriété, libre activité) mais aussi les « droits sociaux. » De fait, égalité des conditions oblige, il n’y plus de prolétaires : il n’y a que des exclus.
           
            Aujourd’hui, dans la mesure où l’Etat n’assure plus que la garantie des droits des sociétaires, nous sommes en passe de sortir d’un régime représentatif. De fait, Pierre Manent se demande si nous avons réellement besoin d’un Etat pour assurer la garantie de ces droits ou si une « gouvernance démocratique » (telle une administration régionale voire même, pourquoi pas, une société privée) ne ferait pas tout aussi bien l’affaire que l’auteur résume ainsi :
« D’un mot : l’action humaine n’a plus pour nous de légitimité, et même, finalement d’intelligibilité que si elle peut être subsumée sous une règle universelle de droit ou sous un principe ‘’éthique’’ universel. » (p.59) Le problème posé par un tel état de fait vient de ce que le radicalisme éthique prive la délibération politique de sa légitimité et de sa raison d’être. On trouve alors chez Manent l’affirmation que le radicalisme démocratique et notre conception « éthique » de l’action humaine nous ont rendu incapables d’action politique et privés de notre liberté (par ex. entrée de la Turquie en Europe où la question politique se trouvait en fait à devoir délibérer sur un fait religieux inavouable).

                       

            IV / Religion

            Comment parler politiquement de la religion ? Comment penser objectivement la religion ? Pensée subjectivement, nous achoppons sur le débat de savoir si on assiste à un retour du religieux quand d'autres affirment son déclin. Nous ne pouvons penser objectivement la religion qu'en la pensant politiquement : la religion n'est objective que comme fait politique.
A cet égard, se demande Pierre Manent, comment ne pas voir que la bipolarisation politique du monde et aussi une bipolarisation religieuse entre un "Occident chrétien" et l'Islam ? Pour autant, la relation chiasmique entre Occident chrétien et Islam est déséquilibrée dans la mesure où l’Islam n’a pas encore trouvé sa forme politique. En effet, bien que l’on puisse établir des rapprochements entre l’Islam et la forme d’un empire dont la dernière concrétisation eût été l’Empire ottoman, il faut admettre que l’abolition du califat par Mustafa Kemal en 1924 a fait de l’Islam une sorte d’empire sans empereur.
En définitive, le conflit avec l’Islam est du au fait que la forme politique de l’Islam, c’est plutôt l’empire expansionniste que l’Etat-nation.   
            Pierre Manent opère ensuite un glissement dans sa démonstration. Alors que comme nous l’avons vu, l'Union européenne et l'Etat-providence apparaissaient comme causes principales de l'affaissement des nations européennes, la laïcité est également attaquée. L’auteur défend l’idée selon laquelle la loi ne peut être que religieuse pour être légitime et que les nations ne seront pérennes et stables qu’à condition d’être assises sur la religion. Nation et religion doivent coïncider pour qu’une nation soit stable. C’est une idée force chez Pierre Manent de poser que l’Etat laïque ne peut survivre à l’Etat-Nation. Une fois la nation abandonnée comme communauté sacrée et transcendante, l’Etat laïque est à son tour laïcisé et se réduit à n’être plus qu’un des innombrables objets de gouvernance déjà révélés par le philosophe. La désacralisation de la nation, quelle qu'en soit la raison, transforme l'Etat en simple échelon technique de gouvernement, pas moins ou pas plus légitime qu'un conseil de quartier, un conseil municipal ou un parlement européen.
Dans ce chapitre, la cause réelle de l’effondrement de l’Etat-nation devient, non pas l’Europe, mais l’ impossible laïcité.



         Conclusion :

Ce bref et percutant essai rappelle avec beaucoup de clarté que l’Etat-nation ou la souveraineté nationale n’est absolument pas réductible au nationalisme mais que, au contraire, il s’impose comme la condition de possibilité et de viabilité de la démocratie. Mais si la démocratie a besoin de la souveraineté de l’Etat-nation pour se maintenir, cette souveraineté requiert aussi le recours à la force, la contrainte voire même la guerre. Il faut se garder d’une vision naïve de la démocratie. L’Etat de nature hobbesien n’est jamais loin…






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